Questions à Daniel Tanuro
1-Ce qui est frappant dans la situation actuelle, c’est le fossé qu’il y a, d’un côté entre la masse d’articles, de propositions, d’expertises…, souvent de grande qualité,publiés dans des revues papiers ou en ligne, sur l’ensemble des questions qui se posent à nous aujourd’hui et, de l’autre, la faiblesse de l’élaboration stratégique pour mettre en œuvre ces solutions. Lors de la conférence du 26 janvier, tu avais identifié 5 décisions (citer) à mettre en pratique tout de suite. L’ensemble de ces contributions, publiées jour après jour, ne constituent pas, même si elles indiquent une direction, un programme ; il n’y a pas une force, un courant politique qui soit en mesure de construire une hégémonie politique et un bloc ouvrier, populaire, contre le bloc bourgeois(nous reviendrons plus loin sur divers travaux qui traitent de la prise du pouvoir). L’écosocialisme ne joue pas, encore, la fonction qu’a pu jouer dans l’histoire le marxisme. Comment faut il interpréter cette situation qui voit émerger une profusion de propositions mais peu de solutions pour réaliser leur mise en œuvre ?
2-A la foison des idées correspond une diversité de luttes et de collectifs qui témoignent toujours de la disponibilité pour agir, des capacités pour ouvrir sans cesse de nouveaux fronts de lutte sans pour autant accumuler des forces et mettre à l’ordre du jour la convergence des combats. On doit donc se demander si la diversité des luttes, comme la diversité des outils de luttes (syndicats, collectifs et autres regroupements) sont une richesse ou si cela participe à la dispersion des forces. On pourrait considérer qu’attaquer le capitalisme sur tous les terrains c’est la bonne stratégie ou bien dire que l’ensemble des luttes que l’on mène constitue une attaque contre le capitalisme. Abstraitement, c’est peut-être vrai.Mais il faudrait cependant mesurer à la fois les forces que l’on accumule (syndicalisation, grèves, élections…) et le développement des acquis sociaux pour que ce raisonnement ait du sens. Ne sommes-nous pas dans un moment où les forces traditionnelles du mouvement social ne savent pas se renouveler et peuvent mourir et où les forces dont nous avons besoin tardent à émerger ? Alors que, paradoxalement, nous savons ce qu’il faudrait faire immédiatement...
3-Peut être que c’est durant les confinements que l’on a vu le mieux les limites des stratégies pour préparer le monde d’après.Pendant un temps, l’activité sur les balcons a été un clin d’œil aux ronds points des gilets jaunes, une multitude de manifestes ont vu le jour pour sortir du monde d’avant, puis des tribunes ont été publiées pour appeler, pour les élections à venir, à l’unité de la gauche… Bref, des hypothèses de travail ancrées dans le monde d’avant sans imagination quant aux propositions immédiates à mettre en pratique. Le passage d’un monde à l’autre aurait supposé, comme méthode travail, que l’on mettre en pratique nos propres solutions tout de suite sans demander l’autorisation à ceux qui dirigent le monde d’avant. Pour cela, il aurait fallu que l’on remette en marche les usines de masques, de respirateurs, etc. dont on avait besoin et que les salariés de la première ligne organisent eux-mêmes leurs propres protocoles et leur organisation du travail. Aujourd’hui, alors que le monde de la culture organise sa propre façon de vivre avec la COVID, si on peut aller à la messe, on devrait pouvoir aller au cinéma. Maintenant dans les usines de l’aéronautique, de la construction automobile qui licencient, ce n’est probablement pas la grève qui est le meilleur outil pour lutter mais la remise ne marche de l’usine pour produire des biens utiles pour la transition écologique. Nous n’en sommes pas là. Pourtant, on ne peut pas résoudre les problèmes avec ceux qui les ont créés. Le sondage paru dans Usbek&rica1, rassurant à bien des égards, semble confirmer ce que nous développons plus haut :« En tout cas, les Français, ils sont inquiets, attachés à leur mode de vie et pacifiques et n’ont pas envie d’en découdre » ? Qu’en penses-tu ?
4-Lors de la conférence du 26 janvier, tu as énuméré les forces sociales, dans un ordre précis (paysans, jeunesse, classe ouvrière) qui, selon toi, joueraient un rôle essentiel pour la bataille écosocialiste. Ce classement consacre un fait désormais connu et admis et le rôle qu’assignait Marx à la classe ouvrière fait-il partie du passé ? Notre question signifie avant tout que le rôle des paysans est une évidence en Inde, en Amérique Latine, en Afrique, probablement pas en Europe car la plupart des syndicats, les syndicats majoritaires en tout cas, font partie du système. La jeunesse n’est pas une classe sociale en tant que telle et son engagement dans les luttes sociales varie bien entendu selon les origines sociales de cette jeunesse, mais aussi selon les pays. La classe ouvrière du XXII ème est une classe en formation. Cette hétérogénéité et l’absence d’outil collectif, d’organisations puissantes, complique la construction d’un bloc populaire contre le bloc bourgeois. Où est le chemin ?
5-Dans la dernière période, un certain nombre d’ouvrages ont traité de la question stratégique pour la prise du pouvoir. Citons-en quelques-uns : Murray Bookchin « Changer sa vie sans changer le monde », Geoffroy de Lagasnerie « Sortir de notre impuissance », Erick Olin Wright « Stratégies anticapitalistes pour le XXIième siècle », Andreas Malm « Comment saboter un pipeline ». Que penses-tu de ces différents ouvrages ? Quel jugement portes-tu sur ces différentes approches de la prise du pouvoir ?
6-On imagine mal en Europe et en France en particulier, après les Gilets Jaunes et la batailles des retraites, l’émergence d’un mouvement social dont l’ampleur mettrait à l’ordre du jour la question du pouvoir. Donc, le seul moyen qui est imaginé et admis pour s’emparer du pouvoir, ce sont les élections. Gagner les élections et prendre le pouvoir sont des choses différents ; et Frédéric Lordon, dans l’un de ses ouvrages,écrit que, même en gagnant les élections, il n’est pas sûr que l’on s’empare du pouvoir. C’est une première interrogation. Mais elle nous dit aussi ce que sont les différentes stratégies à l’œuvre dans les courants de la gauche classique et de la gauche radicale. En faisant, en France, du nom du candidat, plutôt que celle du programme, la question essentielle, on peut se demander si cette gauche ne confond pas, justement, gagner les élections et prendre le pouvoir. La deuxième question est donc : si on ne veut ne pas gagner les élections, est-ce qu’on veut prendre le pouvoir et appliquer les mesures indispensables pour la fin du mois et contre la fin du monde ? Cette question doit être posée car on constate un peu partout que, quand l’électionest gagnée, ceux et celles qui contribué à la victoire considèrent leur travail fini et ne s’occupent plus de savoir si ceux et celles qu’ils ont élus vont appliquer le programme annoncé. L’idée que face à un pouvoir qu’on a mis en place, il faut nécessairement un (des) contre-pouvoir(s) est une idée peu répandue. Ne pas obliger ceux et celles qu’on a élu·es à faire ce qu’ils avaient promis nous coûte cher. Qu’en penses-tu ?