L’épreuve du savoir
Propositions pour une écologie du diagnostic
Article mis en ligne le 9 novembre 2016
dernière modification le 10 novembre 2016

par Stella

Nous invitons Katrin Solhdju mercredi 23 novembre à la Bourse du travail ,nous lui avons posé quelques questions
Katrin Solhdju est historienne et philosophe des sciences. Elle est chercheuse au Zentrum für Literatur- und Kulturforschung à Berlin et membre de Dingdingdong. Après avoir étudié l’histoire et l’épistémologie de certaines pratiques expérimentales et médicales telles que l’autoexpérimentation et la transplantation d’organes, elle s’intéresse à l’exercice du diagnostic médical et aux problèmes bioéthiques qui lui sont liés.

Le collectif Dingdingdong – Institut de coproduction de savoir sur la maladie de Huntington – mobilise des pratiques et expertises multiples issues des arts et de la recherche en sciences humaines, afin de se donner les moyens d’explorer la maladie de Huntington telle une planète encore en partie inconnue.

Le titre de ton ouvrage « L’épreuve du savoir » en dit long sur « la » ou « les » violences de l’annonce faite à une personne lors d’une situation de diagnostic d’une maladie grave.

Effectivement, ce sont des situations hautement délicates, qui requièrent d’être bien pensées. Les réflexions de bioéthique, telles qu’elles sont développées depuis quelques décennies – ainsi que leurs répercussions dans les textes de loi – reposent sur deux concepts clefs au moins : l’autonomie du patient et l’obligation d’informer pour ainsi permettre un consentement éclairé sont devenues centrales au sein de la pratique médicale. La conviction que ce qui est en jeu serait de se donner les moyens d’éclairer le patient inscrit ces réflexions et les pratiques qu’elles engendrent dans une histoire des Lumières et s’adresse en conséquence à des sujets souverains et conscients. Il n’en reste pas moins que dans toute une série de situations cliniques, ces concepts ont du mal à donner une prise satisfaisante.
Qu’en est-il si un diagnostic génétique ne concerne nullement un sujet autonome, mais envahit au contraire toute une famille sur plusieurs générations, faisant émerger des ‘personnes à risques’, incertaines de leur statut génétique et inquiètes par rapport au danger de transmettre ce statut à leurs descendants ?
Qu’en est-il de situations où un patient n’est, par sa pathologie même, pas en capacité d’être ‘éclairé’ ? Est-ce qu’il n’y a pas confusion quasi logique, si l’information diagnostique et les pronostics qui en découlent sont présentés comme des factualités objectives et neutres ?
Et plus généralement est-ce que notre époque ne nous oblige pas à interroger l’idéal même d’un sujet souverain et autonome qui est forcément un sujet fondamentalement ‘seul au monde’ ?

Dans quelle mesure peut-on dire que la maladie est confisquée par les experts au sens large, médecins, soignants, etc.. ?

Disons-le comme ça, il y a beaucoup de manières de confisquer les maladies. L’anglais propose une jolie distinction entre la maladie comme objet d’un savoir ou d’une expertise médicale (disease) d’un côté et la maladie comme une expérience vécue par le patient qui en est l’expert (illness) de l’autre. Cette distinction me semble fondamentale si l’on ne veut être ni dans la dénonciation de la médecine et de ses savoirs faire, ni dans l’ignorance des vies que les gens composent avec leurs maladies malgré et en dehors des définitions médicales.
Prenons un exemple : quand un cancer grave est diagnostiqué, on demande ‘combien de temps reste-t-il ?’ Le médecin ne peut y répondre qu’en termes de statistique : ‘tel et tel diagnostic va statistiquement de pair avec telle ou telle espérance de vie’. Le danger dans de telles situations réside dans la tendance à réifier de telles connaissances en faits incontestables : ‘c’est ainsi, et donc, il n’y a rien à faire. Il faudrait que vous fassiez le deuil de votre normalité, de votre vie etc.’
Les mots, j’en suis convaincue, sont puissants dans le sens où ils ont la capacité d’agir sur la réalité même, de l’influencer. Dans le cas donné cela ne veut évidemment pas dire qu’un ‘tout ira bien’ ferait disparaître la maladie, ce serait naïf. Par contre, l’annonce d’un diagnostic peut tout à fait virer en malédiction, c’est à dire en une parole qui a le pouvoir d’une prophétie auto réalisatrice, d’un véritable poison. Le défi qui m’anime ne vise ainsi pas à disqualifier, mais plutôt à se donner les moyens requis pour rendre possibles des échanges fertiles entre des savoirs médicaux et des expertises en matière de vie avec les maladies.

Est-ce que cette tendance à confisquer est spécifique aux maladies incurables pour lesquelles les experts n’ont finalement aucun pouvoir, car aucun traitement curatif à proposer ?

Il est sûr que des maladies incurables où la médecine ne peut s’employer comme art curatif font particulièrement bien voir les dangers inhérents à une médecine qui se considère seul tenant légitime d’une vérité pertinente sur les maladies. Je propose d’aborder cette question à partir d’une maladie relativement peu connue, la maladie de Huntington, qui, par-delà sa particularité, ouvre des questions fondamentales sur les manières de vivre avec des maladies incurables. C’est cette maladie qui m’a mise au travail ces dernières années et m’a amenée à interroger un certain nombre de pratiques médicales dans leurs relations aux malades.
La maladie de Huntington (MH) est souvent présentée comme étant « la plus cruelle des maladies que l’homme n’ait jamais connues ». Sa définition médicale actuelle la place dans les maladies neurodégénératives : elle affecte l’adulte généralement au beau milieu de sa vie, entraînant une incapacité progressive sur tous les plans : moteur, cognitif, émotionnel et psychologique. Cette maladie, telle qu’elle est décrite dans la littérature médicale, apparaît comme particulièrement effrayante. Il est par exemple tout à fait courant de lire que la MH plonge invariablement les personnes malades dans l’angoisse et la dépression, avant de les rendre violentes et démentes, le tout sans qu’elles s’en rendent compte puisqu’elles seraient anosognosiques (littéralement : non conscientes de leurs symptômes).
Dans le collectif Dingdingdong. Institut de co-production de savoir sur la maladie de Huntington (dingdingdong.org), nous avons depuis 2012 commencé à poser la question de la justesse de ces assertions. Il ne s’agissait pas de les dénoncer comme « fausses » scientifiquement. Ce que nous proposons est plutôt de sensibiliser au fait qu’en matière de sémiologie médicale, le seul critère de la vérité ne peut pas être d’ordre purement scientifique, mais doit aussi rendre compte des effets qu’engendre l’interprétation des signes sur celles et ceux qui les émettent.
En ce sens, la justesse d’une définition médicale, sa pertinence, devrait être mise à l’épreuve par ses usagers, en prenant compte des effets qu’elle a sur eux.

Le collectif Dingdingdong, « s’affranchissant du partage classique entre savoir profane et savoir scientifique, Dingdingdong » a le souci de faire progresser la connaissance sur la maladie de Huntington en étant particulièrement soucieux de co-produire cette connaissance avec les usagers eux-mêmes et non plus dans leur dos. »(Emilie Hermant co-directrice du collectif)
C’est bien cette démarche qui nous intéresse à l’Université Populaire, peux-tu nous présenter ce collectif et nous dire en quoi, si tel est le cas, cette spécificité du collectif est unique ?

Ce collectif a été créé pour se mêler du savoir sur Huntington en particulier et induire des nouveaux modes de problématisation dans le champ médical plus largement. Nous sommes partis du principe que par rapport à une telle maladie, le seul fait d’espérer que les progrès de la recherche médicale aboutissent un jour à un traitement ne suffit pas, comme d’ailleurs pour toute maladie incurable. L’espoir, dans ces cas-ci, contraint les usagers à un rôle passif, en attente, c’est-à-dire à demeurer, littéralement, patient. Dingdingdong est, au contraire, un pari né d’une profonde impatience. Dingdingdong a été créé à partir de la perplexité suscitée par nos observations et nos expériences qui ne correspondaient pas à certaines descriptions médicales de la MH. Notre démarche ne se réduit pas pour autant à une posture critique et distante vis-à-vis de ces savoirs médicaux. Au contraire, Dingdingdong vise à cultiver activement peu à peu un milieu qui serait propice à l’articulation pragmatiste des savoirs scientifiques et profanes, c’est-à-dire un milieu dont l’exigence première serait de prêter attention aux effets d’un savoir, autrement dit à sa pertinence. Notre défi est double : considérer la maladie comme une occasion pour « faire pousser de la pensée », et insuffler du possible dans le milieu, l’habitat, la niche écologique de cette maladie qui en a vitalement besoin ! Afin de pouvoir créer des éléments qui peuvent participer à la construction active d’un meilleur milieu pour la maladie, avec et pour ses usagers, nous mobilisons une multitude d’outils : reprises historiques, recherches de terrain sur les savoirs cachés, tacites, de celles et celles qui cohabitent corps à corps avec la maladie ; nous nous laissons instruire par les mystères de leurs symptômes, nous apprenons à danser avec eux, tentons la création de concepts, fabulons des narrations spéculatives, collaborons avec des « experts » en matière d’avenir, etc. C’est ainsi qu’on vise à améliorer ce que j’appelle l’écologie de la maladie ainsi que de son diagnostic

Existe-t-il d’autres collectifs qui rassemblent les usager e s ? Est-ce toujours autour de maladies incurables ?

L’exemple sans doute le plus connu est Act-Up qui rassemblait des usagers du SIDA dès les années 1980. Ce mouvement dont l’activisme se jouait et continue à se jouer à plusieurs niveau a incontestablement réussi à sensibiliser aux enjeux politiques et sociétaux de la participation active des usagers dans les définitions de leurs maladies. Parallèlement les mouvements de personnes handicapées – surtout dans les pays anglophones – ainsi que l’institutionnalisation des disability studies ont commencé à mettre en branle les oppositions entre le normal et le pathologique en revendiquant une autorité propre aux usagers à se mêler des définitions de leurs conditions respectives. Par exemple, les associations de sourds-muets, d’autistes ou encore de malades de Parkinson, dans les dernières décennies, se sont de plus en plus organisées collectivement. Avec leur slogan « pas pour nous sans nous », ces mouvements placent l’usager au centre de leur réflexion et de leur action, et ceci non pas dans le sens de « consommateur » de services médicaux, mais au sens de coconstructeur dans l’élaboration commune d’une « culture des usages » concernant les différents maladies ou handicaps qui sont les leurs. Dingdingdong n’aurait pas été possible sans ces histoires qui nous précèdent et dont on hérite à notre manière.