Novembre-Décembre 1995 : comment Juppé dut remballer son plan face à la grève
Lutte Ouvrière n°1815 du 16 mai 2003
Article mis en ligne le 18 septembre 2011

par Universite Populaire Toulouse

C’est le 15 novembre 1995 qu’Alain Juppé, alors Premier ministre de Chirac, présentait devant le Parlement son plan de « réforme de la Sécurité sociale ». Ce « plan Juppé » prévoyait le transfert du financement et de la gestion de la Sécurité sociale des mains des organismes paritaires patronat-syndicats à celles de l’État, l’institution du RDS, impôt nouveau de 0,5% sur les revenus et prônait la maîtrise comptable des dépenses de santé. Il prévoyait aussi de supprimer l’abattement de 20% sur le revenu imposable de tous les salariés.

Enfin et surtout, ce plan était une attaque en règle contre les fonctionnaires et les travailleurs du public, puisqu’il prévoyait la remise en cause des « régimes spéciaux » et l’augmentation de 37,5 ans à 40 ans de la durée de cotisation exigée pour toucher une retraite entière.

À l’Assemblée, le 15 novembre, Juppé fut « ovationné » par les parlementaires de droite. Le Figaro l’encensa mais aussi Le Monde. Ainsi le lendemain, son rédacteur en chef, Jean-Marie Colombani, lui consacra un éditorial intitulé « Équilibre », modèle de flagornerie. Il y écrivait en effet : « La journée du 15 novembre a toutes chances de rester comme la première date utile au pays, car celui-ci a désormais un gouvernement. C’est-à-dire une équipe capable de prendre des décisions, qui ont non seulement le mérite de la cohérence, mais qui paraissent dictées par une certaine idée de l’intérêt général. Quitte à mettre à mal les corporatismes, ou les clientèles électorales. »

Mais c’est Juppé et le gouvernement qui furent mis à mal. En effet, un mois plus tard, Juppé avait cédé sur les retraites des fonctionnaires et sur la suppression de l’abattement de 20%. Entre-temps s’était développée dans le secteur public la plus grande grève depuis 1968.

Les étapes de la mobilisation

Les syndicats CGT et FO jouèrent un rôle important dans la mobilisation. Il faut dire qu’ils étaient directement attaqués. En effet, la fiscalisation de la Sécurité sociale ôtait aux syndicats la gestion des caisses. Ainsi dès février 1995, Blondel, déjà à la tête de FO, expliquait que le dossier de la Sécu « méritait une grève générale ».

Le 10 octobre, une grève des fonctionnaires contre le gel de leurs rémunérations en 1996 avait déjà été suivie à 55% et des manifestations unitaires avaient eu lieu dans toute la France. Viannet (dirigeant de la CGT) annonçait qu’il y « aurait forcément des prolongements ». Selon Les Échos : « On n’avait pas vu une telle mobilisation syndicale depuis 1986 ».

A la présentation du plan Juppé, le 15 novembre, si Notat (CFDT) se félicitait « des points positifs du plan Juppé » et voulait « veiller aux modalités d’application », elle déclarait s’opposer aux attaques contre les fonctionnaires. Blondel dénonçait « la plus grande opération de rapt de l’histoire de la République et la fin de la Sécurité sociale ». La CGT et FO ainsi que les fédérations de fonctionnaires défendaient le 37,5 ans pour tous, privé et public. Les sept fédérations de fonctionnaires appelèrent à une journée de grève le 24 novembre. FO appelait, de son côté, à une journée le 28 novembre.

En fait ces deux journées virent le démarrage de la grève générale. Le 24, il y avait un million de manifestants dans toute la France (500000 d’après Le Parisien), dont de très fortes manifestations en province. Les fédérations de cheminots appelèrent dès le 24 au soir à la grève reconductible. Le 25, c’était le tour des bus et deux jours plus tard du métro. La CGT se rallia à la journée du 28 novembre de FO et Blondel appela à la « mobilisation générale, au-delà même du 28. »

Les secteurs les plus combatifs entraînent les autres.

Le 5, puis le 12, le 16 et le 19 décembre furent des journées de grève et de manifestation, des « temps forts » constituant un encouragement pour les secteurs déjà en grève à le rester et pour d’autres à les rejoindre. Et les syndicats, en particulier la CGT, surent s’appuyer sur les secteurs les plus combatifs pour entraîner les autres. On les vit renoncer aux consignes corporatistes pour privilégier le « Tous Ensemble » symbolisant le mouvement. Ils mettaient en avant les revendications qui unifiaient, en premier lieu « les 37 ans et demi pour tous et le retrait du plan Juppé ». Ils n’hésitèrent pas à s’appuyer sur des formes de démocratie directe des assemblées générales, inter-entreprises, inter-catégorielles pour renforcer le mouvement. On vit ainsi les cheminots rejoindre en force les assemblées de postiers ou d’autres secteurs, aidant ainsi à emporter leur décision de rejoindre la grève. Les journées de manifestations permirent à tous les travailleurs d’une ville de participer ou au moins d’assister à ces démonstrations de force qui encourageaient les hésitants.

La grève put ainsi s’étendre parce qu’elle correspondait à un mécontentement certain, bien sûr. Mais ce fut aussi parce que les appareils syndicaux, en partie par le jeu des surenchères successives, en partie par une tactique consciente, jouèrent leur rôle pour mobiliser progressivement les travailleurs, s’appuyer sur les secteurs les plus décidés pour entraîner les autres, et finalement créer un mouvement général qu’ils n’avaient sans doute pas prévu au départ.

Malgré des tentatives pour entraîner le secteur privé, la grève ne toucha essentiellement que le secteur public et encore à une profondeur variable. Ces effets n’en furent pas moins spectaculaires, en particulier ceux de la grève des transports qui mettait la France à pied ou à vélo. L’autre aspect visible du mouvement était les manifestations. Le 16 novembre, Juppé avait déclaré au journal Sud-Ouest : « Si deux millions de personnes descendent dans la rue, mon gouvernement n’y résisterait pas ». Eh bien, le « Juppéthon » atteignit sans doute ce record.

Recul gouvernemental

Dès le 5 décembre, Juppé annonçait que la suppression de l’abattement fiscal de 20% n’était qu’un projet... dont on ne reparla plus. Le 10 décembre, il suspendait la commission Le Vert, chargée d’appliquer les modalités d’allongement de la durée de cotisation à 40 ans et il écrivait aux syndicats de la SNCF et de la RATP qu’il n’était « pas question de remettre en cause l’âge de départ à la retraite des conducteurs ». Le 11 décembre, devant l’Assemblée, il n’était plus question de changer l’âge ni le mode de calcul de la retraite pour l’ensemble des employés SNCF et RATP.

Les syndicats appelèrent à la reprise dès le 15 décembre. En fait il s’agissait d’une lutte victorieuse. Non seulement pour les fonctionnaires qui étaient les plus directement attaqués mais pour tous les travailleurs.

Déjà à l’époque, les gouvernements, les journalistes ressassaient les mêmes arguments, ou plutôt affirmations, selon quoi les caisses de retraites allaient à la faillite. Le mouvement de décembre 1995 devait freiner pour plusieurs années leurs attaques.

Cette victoire en était aussi une contre le chômage. Pour prendre l’exemple de la SNCF, chaque année 6000 à 7000 cheminots partent en retraite. Le recul de l’âge de départ en retraite de deux ans et demi aurait annulé environ 15000 départs, et donc environ 15000 embauches compensatoires.

Et si la retraite de la Fonction publique était passée à 40 annuités en cette année 1995, nul doute que les gouvernements auraient anticipé pour passer tout le monde à 42 ans sans attendre 2008 ou 2012. Depuis cette grève le dossier des retraites a été « plombé », comme le disait Martine Aubry en 2002 avec regret.

Aujourd’hui, avec la même hargne le gouvernement veut à nouveau faire passer en force son projet scélérat. Alors, comme en 1995, « Tous ensemble, tous ensemble » contre le plan Fillon-Raffarin !