Une sixième vague
La grande révolte française contre l’Europe libérale
Article mis en ligne le 17 septembre 2011

par Universite Populaire Toulouse

Les grèves de décembre 1995 sont les plus importantes depuis celles de mai 1968. Sans avoir une ampleur analogue — il n’y a pas eu de grève générale, le mouvement a été quasi inexistant dans le privé et suivi de façon partielle dans la fonction publique —, elles constituent un événement qui remet en question les multiples analyses prédisant la fin de la classe ouvrière. En situant ce mouvement dans l’histoire sociale de la France, tentons d’en saisir les principales caractéristiques.

Longtemps structuré autour de la CGT, qui a fêté cette année son centenaire, le syndicalisme français a connu cinq vagues principales de grèves. En mai 1906, la CGT, qui mobilise pour la journée de huit heures, échoue à l’obtenir. Toutefois, en se montrant capable de déclencher un mouvement national, cette organisation encore fragile et jalouse de son indépendance (les anarchistes y jouent un rôle significatif) conquiert le droit à l’existence. Le taux de syndicalisation est alors aussi faible qu’aujourd’hui (moins de 10 %), mais le syndicalisme n’en est qu’à ses débuts.

Les grandes grèves de 1917-1920, chez les métallurgistes puis chez les cheminots, constituent une réponse aux difficultés de la guerre, auxquelles s’ajoutent, au sein de la CGT, les désaccords sur l’orientation suivie depuis 1914 et sur l’attitude à adopter face à la révolution russe. Le syndicalisme français émerge de ce mouvement plus fort qu’il ne l’était en 1914, mais divisé. Une division qui constitue, depuis cette date, une constante de son histoire.
Les grèves de juin 1936 permettent, conjonction unique, une victoire syndicale (quarante heures, conventions collectives, congés payés) au lendemain de celle, politique, de la gauche aux législatives. Ce mouvement qui favorise le renforcement de la CGT — elle quintuple ses effectifs — exprime aussi, comme celui de décembre 1995, un sursaut de dignité ainsi qu’une réponse à la dégradation sociale consécutive à la crise économique des années 30. Mais, très vite, le cycle s’inverse : accords de Munich, échec de la grève générale du 30 novembre 1938, pacte germano-soviétique. A peine constitué, le régime de Vichy dissout toutes les organisations syndicales et professionnelles.

Comme en 1917-1920, les grèves de 1947-1948 ont d’abord pour origine un mécontentement social imputable aux épreuves endurées depuis les années de guerre. Très violentes, ces actions, que les communistes de la CGT font tout pour radicaliser, se concluent par un échec, une répression sévère et une hémorragie des militants. Elles se soldent aussi par une nouvelle scission : Force ouvrière est créée dans ce contexte de début de guerre froide.

Enfin Mai 68, le plus grand mouvement social, débouche sur une victoire syndicale relative : les augmentations de salaire sont très vite remises en question par l’inflation. Et, comme en 1995, la défense de la protection sociale joue alors un rôle essentiel. Depuis les « ordonnances Jeanneney » de 1967, qui, sous couvert de réorganisation de la Sécurité sociale, avaient évincé de sa gestion la CGT, cette dernière luttait pour leur abrogation. Malgré la force de Mai 1968, la CGT échoue sur ce point : les ordonnances sont maintenues. Tout comme, actuellement, les grandes lignes du plan Juppé. Jusqu’en 1968, le nombre de grévistes ne cessait d’augmenter d’une vague à l’autre. En 1995, il a été beaucoup plus limité (1).

Les grèves de décembre 1995 ont, comme toutes les crises précédentes, mis en lumière le peu de considération du gouvernement pour les syndicats. Après avoir présenté son plan en dehors de toute concertation, le premier ministre a été contraint à des reculs : une fois de plus s’est vérifiée la règle selon laquelle le pouvoir — comme le patronat — ne négocie que sous la contrainte. Alors qu’on ne comptait que 100 000 chômeurs en 1953 et 400 000 en 1968, le mouvement revendicatif de décembre 1995 est intervenu dans une France où chômage et travail précaire n’ont cessé d’augmenter depuis vingt ans, concernant près de 8 millions de personnes. Contrairement aux précédents, il s’est aussi déroulé dans un contexte général de privatisations, qui met simultanément en cause la place de la fonction publique et le statut de son personnel. C’est pourquoi la défense du service public a souvent pris le pas sur les revendications salariales.

Les dernières grèves ont également éclaté sur fond de crise grave du syndicalisme : depuis quinze ans, la CGT a perdu les deux tiers de ses adhérents ; la CFDT et, sans doute, FO sont à peine mieux loties. La chute semblait avoir été enrayée depuis trois ans ; à la faveur des luttes de décembre, les syndicats regagneront-ils le terrain perdu ? Ce mouvement social contribuera peut-être aussi à une recomposition du mouvement syndical. Déjà depuis plusieurs années on avait pu noter une volonté revendicative plus nette à Force ouvrière, alors que la CFDT cherchait au contraire à apparaître comme l’interlocuteur privilégié du gouvernement et du patronat.

Une dernière remarque : les cinq vagues de grèves avaient toutes été marquées, quoique de façon différente, par le contexte politique international (révolution russe, nécessité de l’unité d’action contre le fascisme, guerre froide, etc.) Pour la première fois depuis 1917, celui-ci n’a joué qu’un rôle secondaire. La disparition de l’Union soviétique — et du « camp socialiste » — affaiblit des anciens clivages et modifie les débats qui avaient profondément marqué l’histoire du mouvement ouvrier.

Michel Dreyfus

Historien, auteur d’"Histoire de la CGT" éditions Complexe, Bruxelles, 1995

(1) On pourrait peut-être rattacher à ces cinq vagues les grèves d’août 1953 contre les projets gouvernementaux de réduction de 4 000 emplois dans la fonction publique, projets qui s’accompagnaient d’une remise en question des régimes spéciaux de retraite. Ici, l’analogie avec les origines du mouvement de décembre est frappante.