Le renouveau des luttes : entre fragmentation et convergences anti-capitalistes
Par Sophie Béroud Contribution publiée in Paul Bouffartigue (dir), Le Retour des classes sociales, inégalités, dominations, conflits Paris, La Dispute, 2004, pp. 231-247
Article mis en ligne le 17 septembre 2011

par Universite Populaire Toulouse

Le mouvement social de l’automne 1995 a ouvert un nouveau cycle de contestation
en France, même s’il est possible de voir dans la grève menée par les agents de conduite
de la SNCF et dans la mobilisation estudiantine de l’hiver 1986-1987 un premier regain
de combativité1. De plus, la multiplication des coordinations entre 1986 et 1989 (avec les
instituteurs, les salariés de la Snecma, ceux d’Air France et les infirmières) marque, de
façon rétrospective, un moment de rupture et de fondation, en raison de l’émergence
durable de pratiques grévistes valorisant la démocratie directe et la réalisation de l’unité à
la base ; préoccupations qui ont à la fois percuté de front le syndicalisme et irrigué les
luttes ainsi que les nouvelles organisations, associatives et syndicales, nées depuis la fin
de la décennie 1980.

Entre le - mouvement « anti-Juppé » de l’automne 1995 et le mouvement « anti-
Fillon » du printemps 2003 - ces deux vagues de contestation reposant pour l’essentiel sur
l’implication des agents du secteur public - la conflictualité s’est exprimée au travers de
canaux et d’acteurs divers, ce qui a suggéré à un certain nombre d’observateurs de
conceptualiser la dialectique à l’oeuvre entre les tendances à la fragmentation et à
l’unification dans les luttes2 et à sonder la profondeur des clivages entre le secteur public
et le secteur privé, ainsi qu’à l’intérieur de chacun de ces deux secteurs, entre les salariés
statutaires - et les salariés - précaires3. L’installation sur la scène conflictuelle du
mouvement des « Sans » (sans emploi, mal logés, sans papiers) dès l’occupation de la rue
du Dragon en décembre 1994, puis surtout à partir de celle de l’église Saint-Bernard en
juillet-août 1996, l’implication des professions artistiques dans la mobilisation contre les
lois Pasqua-Debré en février 1997, les coopérations établies entre diverses associations
« de lutte » pour essayer de donner corps à une expression politique susceptible de peser
sur les forces institutionnelles de gauche, enfin la fulgurante montée en puissance du
mouvement altermondialiste après la création d’Attac4 en juin 1998 et la manifestation de
Seattle en novembre 1999 ont alimenté des hypothèses sur le déplacement possible de la
conflictualité hors de la sphère du travail ou, formulation de teneur différente, sur la
multiplication des formes et des terrains de la contestation sociale.

Bien que des comparaisons et des filiations historiques permettent de saisir la part
effective de singularité présente dans les mobilisations qui ont surgi dans l’espace public
entre 1995 et 2003 (qu’il s’agisse des premières marches de chômeurs dans les années
1930 ou des luttes des homosexuels, des femmes et des immigrés5, dans le sillage de Mai
1968), nombre d’auteurs ont insisté sur la radicale « nouveauté » qui émaneraient de ces
mouvements contestataires, en les opposant même parfois à un monde du travail perçu
comme figé, voire arc-bouté sur des positions défensives et se sentant de moins en moins
représenté par ses porte-parole « traditionnels » (partis et syndicats)6. Une dichotomie
sommaire transparaît ainsi dans certaines cadres d’interprétation - dichotomie rapidement
assimilable et reproductible par les médias - entre des manifestations qui seraient
emblématiques de la société contemporaine, « modernes » (des zaps organisés par Act-up
jusqu’aux forums altermondialistes), et les résistances aussi « passéistes » que
« désespérées » des ouvriers cherchant à sauver leurs emplois, de Cellatex à Danone. De
telles constructions conceptuelles engendrent et légitiment des divisions du monde social
qui accèdent, à force d’être répétées, à une forme de « naturalisation », s’imposant
comme autant d’évidences dans les représentations courantes7. Elles contribuent à rejeter
dans l’ignorance médiatique les conflits du travail qui ont pourtant connu une forte
remontée en 2000 et 2001 avec une véritable explosion de grèves localisées au moment
des négociations et de l’application des accords sur les 35 heures.

Or, si des jonctions concrètes entre des luttes menées dans des entreprises contre
des plans de restructurations et des actions lancées par des associations de chômeurs, de
précaires ou encore des initiatives prises par les réseaux altermondialistes s’avèrent
effectivement rares, il n’y a pas de dissociation totale entre les multiples terrains de luttes
Les ignorances réciproques et les cohabitations difficiles – par exemple, entre les
confédérations syndicales et la mouvance altermondialiste lors des contre-sommets
européens– risquent d’accréditer, il est vrai, l’impression de segmentation. Les
manifestations et les grèves du printemps 2003 sont entrées en résonance avec celles de
l’automne 1995 (au regard du taux de grévistes, du nombre de manifestants et des
secteurs impliqués), mais ni les chômeurs, ni les précaires, ces derniers ayant pourtant
animé des luttes emblématiques dans le commerce et la restauration rapide entre 2000 et
2003, n’ont réussi à prendre leur place dans le front de lutte constitué par les salariés du
public pour la défense des retraites8. Le contre-sommet d’Evian (28 mai-3 juin 2003) qui
s’est déroulé en pleine phase ascendante de la mobilisation anti-Fillon n’est pas parvenu à
se transformer en un lieu de synthèse et d’élargissement du mouvement en cours.
À l’inverse, des greffes et des ensemencements s’opèrent bien : dans les cortèges
particulièrement dynamiques des enseignants en mai-juin 2003, les drapeaux syndicaux
flottent mélangés à ceux d’Attac, emblèmes d’une double empathie, sinon d’une double
adhésion. Un mois plus tard, ce sont les intermittents du spectacle, révoltés contre la
réforme de leur régime de chômage qui empruntent des modalités d’action lancées en
France par Act-up en réalisant des die-in quotidiens dans les rues d’Avignon Le soutien
apporté par des groupes d’enseignants aux actions des intermittents est d’ailleurs venu
prolonger la dimension interprofessionnelle que les premiers se sont efforcés d’insuffler
aux assemblées générales de cheminots durant tout le mouvement anti-Fillon. Début août
2003, le rassemblement contre l’OMC organisé par la Confédération paysanne sur le
plateau du Larzac, en rassemblant plus de deux cent mille personnes d’horizons divers –
militants associatifs, syndicalistes, inorganisés – atteste, à peine deux mois après Evian,
que les jonctions sur le terrain de la lutte sont effectivement possibles et qu’elles peuvent
contribuer à la reconfiguration d’une opposition large aux politiques libérales.

Comment comprendre dès lors la diversification des lieux et des expressions de la
contestation sociale ? Pour tout un pan – dominant - de la sociologie des mobilisations
collectives et de la science politique, un changement historique s’est produit, interdisant
désormais d’attribuer une place centrale, structurante, à un antagonisme social ou à une
forme d’oppression. D’autres courants d’analyse se réclamant à des degrés divers du
marxisme, mais aussi de la sociologie de Pierre Bourdieu ou de la philosophie de Jacques
Rancière9, s’efforcent de saisir, au contraire, le lent travail de reconquête d’une parole
collective et de construction progressive de solidarités concrètes, sur des bases
transversales où les positionnements de classe ne sont pas toujours dits mais où le refus
catégorique d’inégalités radicales ou de la soumission aux dogmes de la libre concurrence
servent de premiers points d’appui.

Un champ contestataire structuré par une multiplicité d’antagonismes et
d’oppressions ?

Le fait de considérer les « nouveaux mouvements sociaux » comme des
mobilisations collectives ontologiquement distinctes du mouvement ouvrier résulte
largement de l’ascendant exercé par l’approche d’Alain Touraine, première proposition
théorique globale pour repenser la conflictualité sociale. Toute la construction analytique
proposée par cette sociologie repose, en effet, sur l’idée d’un changement des structures
sociales, avec le passage de la société industrielle à la société post-industrielle ou
« programmée », lequel se traduit par le déclin du conflit de classe né dans la sphère du
travail, par l’intégration des syndicats dans l’appareil d’Etat et par la constitution de
nouveaux acteurs porteurs de revendications culturelles10. L’opposition entre le capital et
le travail perd la centralité qui était la sienne dans la société industrielle et se voit
remplacé par un rapport social dont l’enjeu porte sur le contrôle de la production comme
de la diffusion des biens culturels et des informations. Cette quête sociologique de
nouveaux mouvements a débouché sur un constat d’échec au milieu des années 1980,
aucun d’entre eux ne parvenant à prendre en charge, à l’aune des critères établis par les
sociologues, une définition globale de la vie sociale. Or, cette situation serait à
comprendre comme transitoire. Le passage d’un type de société à un autre s’opèrerait au
travers d’un processus graduel dont les premières séquences consacreraient la
déstructuration des anciens modes d’intégrations ; avec une phase intermédiaire du
« grand refus » au cours de laquelle ne s’exprimeraient que des résistances corporatistes,
dénuées de toute perspective11.

Quelle que soit l’influence tourainienne dans les sciences sociales12, force est de
constater combien l’idée d’une nécessaire substitution d’un nouvel acteur protestataire au
mouvement ouvrier, en raison des mutations socio-économiques mais aussi culturelles
que connaissent les sociétés occidentales, est souvent admise comme un postulat. Il est
vrai que cette conception d’une succession linéaire des formes historiques de la
contestation sociale n’est pas entrée en contradiction avec les principales options
défendues par les approches anglo-saxonnes, dominantes en la matière. Formalisées dans
le courant des années 1960-70, les théories dites de la mobilisation des ressources ont été
stimulées par l’importance des mobilisations protestataires qui secouaient alors la société
nord-américaine(opposition estudiantine à la guerre du Vietnam, mouvement des Noirs
pour l’obtention des droits civiques). Bien qu’elles se focalisent surtout sur la
compréhension des motivations matérielles et symboliques qui poussent un individu à
s’engager dans une action collective ainsi que sur les stratégies déployées par chaque
mobilisation pour optimiser ses intérêts à partir des moyens dont elle dispose, ces théories
adhèrent au fond à l’idée d’un renouvellement fondamental des acteurs protestataires dans
la société13.

Dans un essai consacré aux nouvelles formes de militantisme caractéristiques du
mouvement altermondialiste14, Tim Jordan reprend à son compte une périodisation
associant l’évolution des structures de la société à celle des mouvements contestataires. Il
distingue ainsi quatre séquences. À l’émergence de la société industrielle correspond la
montée en puissance du syndicalisme ouvrier, le déploiement des mobilisations pour
l’extension des droits démocratiques (notamment aux femmes) et la lutte contre
l’esclavage. Si la pleine réalisation de la société industrielle se traduit par la
prédominance du conflit de classe, cette notion perd de sa centralité dès les années 1960
avec l’apparition des « nouveaux mouvements sociaux ». Toutefois, jusqu’en 1989,
même si chaque mouvement privilégie un combat spécifique, tous s’efforcent encore de
« travailler sur la place de l’oppression de classe par rapport à d’autres formes
d’oppression comme la domination des hommes, l’oppression raciale, sexuelle ou tout
autre type d’oppression »15. Cette hiérarchisation implicite, admise par les acteurs, aurait
sauté, tel un verrou, avec l’effondrement du bloc de l’Est. Selon Tim Jordan, aucune lutte
militante ne peut désormais se prétendre plus fondamentale qu’une autre et cette diversité
s’avère justement constitutive de ce qu’il nomme le « militantisme politique populaire »,
construit sur la transgression de ce qui apparaît à un moment donné comme la normalité,
sur le respect des différences, sur la recherche en acte de pratiques démocratiques plus
abouties.

Empruntant à Manuel Castells la notion de « société de l’information », Tim Jordan
assoit donc sa lecture des mouvements actuels sur l’hypothèse d’une rupture historique.
Un certain nombre d’institutions productrices de normes sociales seraient entrées en crise
– depuis la sphère familiale jusqu’à la représentation politique, les médias et les religions
instituées – et l’auteur attribue au militantisme populaire, à partir de son hétérogénéité
constitutive, la capacité de faire éclore de nouvelles éthiques. Chaque lutte spécifique
identifie un problème au sein d’une institution ou d’une structure sociale et exige sa
résolution, soit que celle-ci puisse être obtenue par une simple réforme du dispositif
existant (le contrôle de la détention d’armes à feu par exemple), ce qui tend alors à
renforcer la légitimité des autorités en place, soit que la solution recherchée exige des
changements sociaux radicaux (l’attribution de terres aux populations indigènes engagées
dans le zapatisme ou dans le MST brésilien).

Cette distinction reste bien sûr analytique. L’auteur admet que les mouvements
contestataires qui gravitent dans la nébuleuse altermondialiste jouent de cette tension,
entre une pratique parfois proche du lobbying dans les lieux de pouvoir effectifs – visée
que s’assignait Act-Up à ses débuts et qu’Ignacio Ramonet proposait pour Attac – et le
recours à l’action directe non violente pour changer la réalité, hic et nunc (en
réquisitionnant des logements, de la nourriture, des terres, etc.). L’addition dynamique de
ces luttes spécifiques et leur partage d’un socle minimum de principes communs (dont le
refus de toute hiérarchisation interne, ce que Tim Jordan appelle la dés/organisation)
ferait toute la force du « mouvement des mouvements » altermondialiste, coalition
multipolaire susceptible d’unir, contre la guerre ou contre un accord de libre-échange, des
associations de défense de l’environnement, des ONG, des collectifs indigènes, des
associations de consommateurs, etc.

Cette dimension composite des luttes actuelles, telle qu’elle se donne à voir à
l’échelle mondiale et de façon plus ou moins accentuée au niveau national, nourrit le
constat d’une disparition d’un acteur central et suggère l’établissement d’une équivalence
entre toutes les formes de protestation collective. L’analyse peut dès lors entériner des
découpages de l’espace social, en juxtaposant différents segments de contestation - le
monde du travail, le monde culturel, le monde intellectuel, les « marges » de la société -,
sans jamais chercher à penser l’articulation entre ces domaines bornés. Chaque
mouvement collectif interpelle d’une façon ou d’une autre le pouvoir politique, se dote
d’un « répertoire d’action » spécifique déterminé par son positionnement relatif face à
l’Etat et contribue ou non à modifier les règles sociales dans son domaine16. La tentation
est alors grande de théoriser la parcellisation des luttes sociales et de conclure à un
déplacement décisif des visées poursuivies par celles-ci ; l’horizon révolutionnaire, c’està-
dire la transformation d’ensemble des rapports sociaux, serait frappé d’obsolescence et
aurait cédé la place à un « radicalisme autolimité »17.

Daniel Mouchard applique cette matrice explicative au mouvement des « Sans »,
estimant que l’originalité de ces derniers provient avant tout de la relation ambivalente
qu’ils entretiennent à l’Etat, aussi bien adversaire qu’interlocuteur18. Prisonniers de leur
dépendance structurelle vis-à-vis des subsides ou des mesures (de régularisation
notamment) que décident de leur accorder les autorités publiques, ces mouvements
puisent dans le registre du droit, un droit normatif entendu comme supérieur à la légalité
en vigueur, une source de légitimation. En collectivisant les demandes des populations
concernées, le plus souvent atomisées, en développant une rhétorique de la
réappropriation au nom du droit fondamental à une existence digne, ils parviennent
toutefois à sortir partiellement de leur rapport de subordination à l’Etat. Daniel Mouchard
pointe avec justesse combien ce positionnement politique se traduit dans leur répertoire
d’action, leur « illégalisme sectoriel »19 se combinant avec une référence constante aux
droits fondamentaux. Sa démonstration s’avère cependant bien plus polémique lorsqu’il
en déduit, en raison de l’absence de toute référence à une « possible prise de pouvoir »
dans le discours des associations des Sans20 que l’enjeu du conflit social ne concerne plus,
dans leur cas, la redistribution des richesses matérielles, mais la démocratisation de la
société, sans contestation véritable de l’assise du système économique et politique. Le
« radicalisme autolimité », appuyé sur des pratiques de désobéissance civile et faisant du
droit son arme symbolique, viserait donc à conquérir et à renforcer de nouveaux espaces
de citoyenneté. En ce sens, les mouvements sociaux radicaux participeraient au
renouvellement des démocraties représentatives, sans se projeter pour autant dans des
politiques émancipatrices.

Une contestation protéiforme de la marchandisation croissante des sociétés

Trois propositions surdéterminent ainsi, dans les approches dominantes, la
compréhension de la scène conflictuelle : l’idée d’une substitution de nouveaux acteurs
protestataires aux dépens d’un mouvement ouvrier affaibli et engoncé dans son
institutionnalisation ; la parcellisation de la contestation en raison de la disparition d’un
antagonisme structurant ou perçu comme tel ; la limitation des objectifs revendicatifs à
l’obtention ou à la consolidation de droits, vecteurs cependant d’une démocratisation
potentielle des sociétés libérales.

Or, ces trois propositions méritent d’être amplement discutées. La notion de
rupture historique, de changement structurel au sein des sociétés occidentales, se heurte à
l’extension du rapport salarial, même s’il convient bien sûr de prendre la mesure de
l’éclatement des situations que masque ce rapport. Dès lors, installer définitivement les
nouveaux mouvements sociaux hors de la sphère salariale n’est pas sans poser un
problème de compréhension des mécanismes de production et de reproduction des
inégalités sociales. Les mobilisations des chômeurs, des Sans-papiers, des mal-logés ont
attesté, par les demandes qu’elles ont mises en avant, du peu de crédibilité des
prospectives sociologiques qui misaient sur la prédominance des revendications « postmatérielles
 »21.

De plus, si les formes de domination et d’aliénation ne s’avèrent certes
pas réductibles au seul antagonisme capital / travail, elles ne sont toutefois pas sans
s’articuler les unes par rapport aux autres et sans se renforcer. Lorsque de jeunes salariés
entament de longues grèves dans les enseignes MacDonalds, à Paris ou dans les Bouches
du Rhône, détournant les publicités de la marque, ils mènent non seulement des luttes
ciblées contre une multinationale, mais ils dénoncent aussi le rêve doré de la réussite
individuelle (devenir manager) qui se transforme vite, via une organisation du travail
taylorienne et la précarité que donnent des CDI de quelques heures, en un encadrement
forcé. Ils représentent aussi, pour une partie d’entre eux, et sans nécessairement
l’exprimer, cette jeunesse dont l’origine immigrée, réelle ou supposée, les expose plus
que d’autres aux échecs scolaires, à la relégation dans des zones urbaines pauvres, au
chômage et aux discriminations à l’embauche22. Comment saisir les multiples
significations de la lutte des Sans-papiers, autre exemple, sans la replacer dans le
processus de « délocalisation sur place » qui représente - l’apanage des stratégies de
contrôle de la main d’oeuvre par le patronat23 ?

Par contre le changement de conjoncture doit incontestablement être exploré, parce
qu’il se concrétise dans une plus grande fragmentation des lieux contestataires, une
diversification des thématiques de lutte, et en appelle à une analyse des jeux de
complémentarité, de substitution et d’entraînements réciproques. Comme le souligne
Danielle Tartakowsky dans un article consacré à l’association Attac24, les conditions de
création de celle-ci surgissent après les grandes grèves de 1995, dans un contexte où les
dégâts engendrés par la concurrence effrénée et la recherche maximale du profit
commencent à apparaître au travers des scandales alimentaires et écologiques.

L’idéologie libérale présente de premières failles, après son règne dévastateur sur les
années 1980, brèches dans lesquelles se glissent, selon la configuration des forces
sociales dans chaque région du globe, de nouvelles formes de mobilisations, depuis le
regroupement d’associations paysannes au sein de Via campesina (créée en 1993)
jusqu’aux collectifs mobilisés contre l’AMI et l’OMC. Cet infléchissement conjoncturel
facilite des initiatives, des recompositions, l’établissement de solidarités transversales à
partir d’une situation qui était effectivement celle d’un affaissement des organisations
traditionnelles du mouvement ouvrier. De ce point de vue, si le monde du travail est
actuellement affaibli par l’offensive libérale, cela ne signifie pas qu’il soit inéluctablement
codamné par l’histoire en tant qu’acteur social. Le syndicalisme n’a pas perdu de son
emprise sur le monde du travail par épuisement de son projet historique, il a cédé du
terrain, miné par les conséquences de la crise économique et par son incapacité à y faire
face. Pourquoi considérer de façon catégorique que le syndicalisme, dans ses diverses
composantes, serait incapable de rénover ses pratiques, de redessiner ses implantations
territoriales et professionnelles (avec les syndicats de site notamment), d’assouplir enfin
son mode de fonctionnement interne pour réussir à syndiquer les secteurs les plus exposés
du salariat25 ?

Le cycle ouvert par les grèves de 1995 en France, par Seattle au niveau mondial,
consacre une re-construction des possibilités de confrontation avec le pouvoir
économique et les gouvernements qui se mettent à son service. Danielle Tartakowsky
compare à ce titre Attac à la première Internationale, dans la mesure où les deux
associations se sont constituées « pareillement dans une phase de redéfinition des forces
productives et des échanges à l’échelle planétaire qui constitue, à chaque fois, un moment
d’hégémonie libérale », qu’elles ont revêtu tous deux une forme de collectifs hétérogènes,
qu’elles ont aussi cherché toutes deux à associer éducation populaire et propagande26.
Vincent Ruggiero insiste également sur la dynamique de re-politisation que parvient à
enclencher une association comme Attac, par sa façon d’énoncer les enjeux, de les
soustraire à une lecture exclusivement ‘’politicienne’ et par sa volonté affichée de
dépasser le clivage réforme / rupture27.

Cette phase de recomposition se caractérise à la fois par la réapparition de luttes
offensives, construites sur la revendication de droits mais aussi sur le rejet d’une
marchandisation illimitée de l’activité sociale et par un dépassement des anciens liens de
subordination entre associations, syndicats et partis. Rien ne semble plus exclu, a priori,
du champ de la lutte contre la mondialisation libérale, dans la mesure où toutes les
positions s’avèrent à reconquérir dans un monde sans projet alternatif face à l’économie
de marché. Cette ouverture des possibles stimule une diversification des modalités et des
instruments de lutte, du boycott au piratage informatique de grande ampleur.
L’affirmation des droits de la personne et du droit des générations futures sert alors de
premiers points d’appuis face à l’entreprise systématique de démantèlement de l’Etat
social, depuis la privatisation des entreprises publiques, jusqu’à l’introduction sur le
marché concurrentiel des systèmes de retraite, de santé et du système scolaire. Ce
renouveau des thèmes de lutte, associé au changement dans les pratiques militantes et
dans les modes d’organisation (avec le rôle joué, entre autres, par internet), témoigne-t-il
de l’apparition d’une forme historique complètement distincte des précédentes de la
conflictualité sociale ? Le désir de transformation de l’ordre social et politique, que
partage chacun à leur manière ces collectifs de lutte, s’autolimite-t-il de lui-même à « l’ici
et maintenant », et à la récupération de petits espaces d’autonomie ?

La réponse ne peut être catégorique dans la mesure où le moment historique est
bien au redéploiement de la contestation sociale, avec une imbrication entre le niveau
national, régional et international. Plusieurs problèmes se posent. D’une part, la mise en
exergue des droits de la personne délivre un message ambivalent en partageant avec le
libéralisme des fondements communs : le caractère subversif de l’affirmation du droit à la
libre circulation pour les travailleurs du monde entier - réclamé par un groupe comme No
border - peut aussi facilement se retourner en caution des principes directeurs du « libre »
commerce. De ce point de vue, aussi bien le syndicalisme que les associations de lutte ont
encore à faire mûrir une conception de la démocratie sociale qui soit véritablement
porteuse d’une charge émancipatrice. D’autre part, les succès symboliques, médiatiques,
remportés par le mouvement altermondialiste ne saurait masquer ses faiblesses : une
dépendance qui paraît difficilement surmontable vis-à-vis des médias et une assise sociale
encore très restreinte28. Au regard de ce dernier problème, les situations s’avèrent
cependant contrastées. Des mouvements associatifs, à la pointe du combat
altermondialiste, ont réussi à véritablement combiner des implantations et des actions
locales avec une participation aux grands rendez-vous contre l’OMC ou le G8. C’est le
cas de Job with Justice aux Etats-Unis, de mouvements paysans en Amérique latine et
d’associations de travailleurs pauvres en Asie29. La situation européenne présente un
visage différent. L’enracinement social du mouvement altermondialiste se limite
essentiellement à des fractions des professions supérieures et intermédiaires30, bien que
l’impact de ce mouvement ne puisse être réduit à son ancrage effectif de classe. En Italie,
le travail de conscientisation mené dans les centres sociaux sur la base d’une implantation
territoriale, le lien avec les luttes d’immigrés et la production culturelle alternative ont
préparé le terrain à une appropriation locale de la forme d’organisation que constituent les
forums sociaux. Il est significatif que la plus grande manifestation organisée depuis
longtemps en Italie sur le thème de l’immigration (150 000 personnes) ait eu lieu le 15
janvier 2002, juste avant la grève générale contre la réforme du droit du travail mené par
le gouvernement Berlusconi et six mois après Gênes31.

Enfin, la dynamique du mouvement altermondialiste peut-elle entraîner
l’établissement d’alliances entre différentes associations et syndicats, entre différents
secteurs en lutte, au point de constituer un véritable front de lutte établi non sur des
positions de classe mais sur la défense d’une certaine conception de la vie en société ?
Michael Hardt, Toni Negri et Paolo Virno avancent, on le sait, la notion de « multitude »
pour rendre compte du déploiement d’une résistance multiforme au niveau mondial,
nouvelles figures de la subjectivité, consubstantielles à l’impérialisme du capital32. Les
luttes des « Sans » ont paru aussi, durant les dernières années, ouvrir la perspective d’une
alliance politique large, en mettant en lumière l’inégalité radicale qui minent en leur
coeur même les sociétés les plus riches (le refus du droit à l’existence) – oppression
éclairante des autres modes d’assujettissement et d’aliénation - et en entrant en quelque
sorte par effraction dans l’espace public. Leur mobilisation, construite sur le refus d’une
humiliation ou d’un « tort »33, poursuivait un objectif immédiat de reconnaissance
publique et d’intégration dans les cadres légaux de la société. Ce qui est peu souligné, par
contre, c’est qu’en leur refusant l’accès à une pleine citoyenneté – demande minimale - le
système capitaliste, par la voix des gouvernements, a découvert un peu plus, en retour, ses
rouages fondamentaux.

Le mouvement enseignant qui s’est retrouvé fer de lance de la contestation sociale
en France au printemps 2003 présente aussi des traits singuliers qui laissent augurer d’un
possible dépassement de la segmentation des luttes. Exprimant à la fois leur ancrage dans
le salariat, leur souffrance physique et psychologique, rendant compte de l’exposition
croissante de l’école aux contradictions de la société, les enseignants ont mis en relation,
dans la multitude de débats qui a émaillé sur le plan local la mobilisation, la défense de
leur statut, du service public d’éducation et les menaces liées à une « marchandisation »
de l’éducation34. Cette articulation entre une lutte sectorielle et des préoccupations plus
générales sur le type de société souhaitée crée, sans nul doute, de nouvelles potentialités,
dans un contexte certes toujours difficile de repli sur l’entreprise, à l’image des cheminots
durant ce même printemps anti-Fillon, et d’isolement croissant de la combativité ouvrière
dans le secteur industriel.

1 Pour un essai de périodisation de la conflictualité entre 1945 et 1995- : Sophie Béroud, René
Mouriaux, « Cinquante ans de luttes sociales en France » in Sophie Béroud, René Mouriaux,
coord., Le Souffle de décembre, Paris, Syllepse, 1997, pp. 7-30.

2 Michel Vakaloulis, « Problèmes de l’action collective aujourd’hui » in Tony Andréani, Michel
Vakaloulis, dir, Refaire la politique, Paris, Syllepse, 2002, pp. 119-137.

3 Jean-Marie Pernot, « Conflits du public, conflits du privé, deux mondes séparés ? » in Jean-
Michel Denis, dir, Le Conflit dans les rapports au travail, une catégorie encore pertinente ?,
Noisy-Le-Grand, Actes du séminaire 2001-2002, GIPMIS, 2003, pp. 179-203.

4 L’association Attac, née suite à un éditorial d’Ignacio Ramonet - dans Le Monde diplomatique en
décembre 1997, est - fondée le 3 juin 1998. En août 1998, elle compte 1000 adhérents en France ;
en avril 2000, 21 900 adhérents et quelques 170 comités locaux ; autour de 28 000 adhérents en
2002-

5 Mogniss H. Abdallah, J’y suis, J’y reste, Les luttes de l’immigration en France depuis les années
soixante, Paris, Editions Reflex, 2000.

6 Isabelle Sommier, Les Nouveaux mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation,
Paris, Flammarion, 2001.
7 Franck Poupeau, « Revenir aux luttes. Eléments pour une critique de la contestation », Agone, n°
26 / 27, 2002, pp. 9-19.

8 Il convient ici d’établir une distinction entre le mouvement contre le plan Fillon et le « Tous
ensemble » des enseignants, irrigué en amont par les luttes des aides-éducateurs et des
surveillants, cf. Bertrand Geay, « Le ‘Tous ensemble’ des enseignants » in Sophie Béroud, René
Mouriaux, dir, L’Année sociale 2003, Paris, Syllepse, 2003.

9 Patrick Cingolani, La république, les sociologues et la question politique, Paris, La Dispute,
2003.

10 Pour une présentation critique de la sociologie de l’action : Sophie Béroud, René Mouriaux,
Michel Vakaloulis, Le Mouvement social en France, Paris, La Dispute, 1998.

11 Les grèves de 1995 sont qualifiées d’ « ombre d’un mouvement », notamment parce que les
catégories socioprofessionnelles en grève, placées à l’intérieur de l’appareil d’Etat, ne paraissent
pas animées d’une souffrance ou d’un espoir collectif, Cf. Alain Touraine et alii, Le Grand refus,
op. cit., en particulier pp. 56-57.

12 Pour une reprise actualisée du paradigme tourainien : Antimo L. Farro, Les mouvements sociaux,
diversité, action collective et globalisation, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 2000.
13 Doug McAdam, Sidney Tarrow, Charles Tilly, Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge
University Press, 2001.

14 Tim Jordan, S’engager ! Les nouveaux militants, activistes, agitateurs..., Paris, Autrement, 2003
(traduit de l’anglais, ).

15 Tim Jordan, op. cit., p. 26.

16 Xavier Crettiez, Isabelle Sommier, dir, La France rebelle, Paris, Michalon, 2002.

17 La notion de self-limiting radicalism a été forgée par Andrew Arato, Jean Cohen, Civil society
and Political Theory, Cambridge, MIT Press, 1992.

18 Daniel Mouchard, « Les Mobilisations des ‘Sans’ dans la France contemporaine : l’émergence
d’un ‘radicalisme autolimité’ ? », Revue française de science politique, vol. 52, n° 4, août 2002,
pp. 425-447.

19 Daniel Mouchard reprend cette expression d’un article de Cécile Péchu, Cf. Cécile Péchu,
« Quand les ‘exclus’ passent à l’action. La mobilisation des mal-logés », Politix, n° 34, 1996, pp.
115-134.

20 Daniel Mouchard, op. cit., p. 439.

21 Pour une critique de cette lecture : Lilian Mathieu, « Les Nouvelles formes de la contestation
sociale », Regards sur l’actualité, mai 1999, n° 251, pp. 33-44.

22 Mouna Viprey, « Les mécanismes de discrimination à l’égard des jeunes dont l’origine étrangère
est réelle ou supposée », Revue de l’Ires, n° 39, vol. 2, 2002, pp. 1-24.

23 Emmanuel Terray, « Le Travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur
place » in Etienne Balibar et alii, Sans-papiers : l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte, 1999, pp.
9-34.

24 Danielle Tartakowsky, « Attac ou les échelles-temps du libéralisme » in Claire Andrieu, Gilles
Le Béguec, Danielle Tartakowsky, dir, Associations et champ politique, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2001, pp. 643-657.

25 Rick Fantasia, Kim Voss, Des syndicats domestiqués. Répression patronale et résistance
syndicale aux Etats-Unis, Paris, Raison d’Agir, 2003.

26 Danielle Tartakowsky, op. cit., pp. 646-648.

27 Vincent Ruggiero, « ‘Attac : A Global Social Movement ? », Social Justice, vol. 29, n° 1-2, 2002, pp.
48-60.

28 Franck Poupeau, « Revenir aux luttes. Eléments pour une critique de la contestation », op.cit.

29 Samir Amin, François Houtard, dir, Mondialisation des résistances : l’état des luttes 2002, Paris,
L’Harmattan, 2002.

30 3% des adhérents d’Attac seraient ouvriers. Par contre, enseignants, diplômés du supérieur et
salariés du public y seraient massivement présents. Cf. Institut d’études européennes, Attac, Une
enquête, Qui sont les adhérents ? Que veulent-ils ?, juillet 2002, 34p.

31 Andrea Fumagalli, « Histoire des mouvements anti-globalisation en Italie », Multitudes, octobre
2002.

32 « La notion de ‘multitude’ s’oppose à celle de ‘peuple’, pas à celle de ‘classe ouvrière’. Etre
multitude n’empêche aucunement de produire de la plus value. Et produire de la plus value
n’implique aucune nécessité d’être, politiquement, ‘peuple’. Bien sûr, dès lors que la classe
ouvrière n’est plus peuple, mais multitude, bien des choses changent : à commencer par les formes
de l’organisation et du conflit » in entretien avec Paolo Virno, « Multitudes et classe ouvrière »,
Multitudes, mai-juin 2002.

33 Patrick Cingolani, op. cit, pp. 115-160.

34 Bertrand Geay, « Le ‘Tous ensemble’ des enseignants », op. Cit.