Entretien avec Daniéle Linhart
Article mis en ligne le 22 juin 2015

par Universite Populaire Toulouse

1 - Taylor ? Pourquoi en parler. N’est ce pas du passé et dépassé ?

Le travail à la chaîne a pratiquement disparu dans notre pays, Les usines de Renault Billancourt sont fermées, tout cela est révolu. Dans l’industrie de nombreuses tâches sont désormais robotisées. Et en quoi Taylor et ses préceptes auraient quelque chose à voir avec un Plateau de téléconseillers travaillant pour Bouygues ou SFR ?
Ce qu’il reste de commun entre l’organisation taylorienne et celle que met en place le management moderne, c’est une pratique systématique de disqualification et expulsion des savoirs, métiers, connaissances et expérience détenus par les travailleurs. ET ce afin d’imposer de manière unilatérale un savoir organisationnel fondé sur des critères d’efficacité et de rentabilité choisies en fonction de la nature du capitalisme dans lequel le travail s’inscrit.
Dans la logique de Taylor, il s’agissait de s’emparer des connaissances et des savoirs pratiques pour les confier aux ingénieurs qui à l’aide de la science devaient inventer une organisation du travail tout entière tournée autour de la productivité maximale, c’est à dire une organisation fortement contraignante à l’aide de gammes opératoires et délais alloués auxquels les ouvriers devaient accepter de se soumettre.
Dans le management moderne, il s’agit de demander aux salariés de se transformer en petits bureaux des temps et des méthodes pour s’appliquer constamment à eux-mêmes la philosophie de l’économie des coûts et des temps, c’est à dire de faire l’usage d’eux-mêmes le plus efficace et rentable du point de vue de leur hiérarchie. Tout en mobilisant des procédures, protocoles, process, bonnes pratiques mis au point de façon abstraite par des experts selon des critères de rentabilité. Il y a là le même processus de disqualification des connaissances et expérience des travailleurs, d’ailleurs renus artificiellement obsolète pa r la pratique du changement permanent..

 
2 - Métiers ou compétences ? Est-ce bien la même chose ?

Les compétences renvoie au savoir-être autant qu’aux savoir . C’est à dire à la capacité d’adaptation, d’ajustement aux demandes hiérarchiques.
Le métier est un corpus de connaissances et savoirs pratiques constitués et validés par des pairs

3 - Nombreux-ses sont les salarié-e-s qui semblent s’inquiéter de la généralisation d’entretiens Individuels, que ce soit dans le secteur privé ou la fonction publique. D’autres semblent s’adapter ou se reconnaitre dans ces méthodes de management.
Évaluer le travail de chacun ? Comptabiliser les heures nécessaires pour assurer telles ou telles tâches, c’est plutôt bien non ? Y aurait-il un danger insoupçonné ?

Les salariés sont demandeurs d’entretiens avec leur supérieur qui leur permettraient de poser leurs questions, parler de leurs problèmes et trouver des solutions pour les résoudre. Ce n’est pas ce dont il s’agit, mais seulement d’évaluation et de mise en concurrence autour d’approches abstraites.

4 - Pourquoi, à votre avis, a-t-on commencé à parler de souffrance au travail dans les années 1980 ? Pourquoi pas avant ?


C’est à mettre en lien avec la disparition progressive des collectifs de travail qui jouent un rôle important dans la préservation de la santé physique et mentale des salariés. En effet les collectifs produisent des savoirs, des savoir faire, des connaissances utiles pour préserver la santé, prévenir des accidents, qui permettent également une sociabilité et solidarité entre membres de ces collectifs, et qui offrent un décryptage politique et moral des enjeux du travail. Il y a ainsi un partage de valeurs, le sentiment partagé d’un destin commun qui évite les phénomènes d’intériorisation des problèmes et de culpabilisation personnelle.

5 - Ne pourrait on parler de pratiques criminelles (?), ou plus simplement justiciables lorsqu’on analyse les techniques managériales qui se généralisent depuis plus de 20 ans ?

Il faut mesurer le poids de l’opinion publique française vis à vis du rapport au travail en France. L’idée est fermement ancrée qu’il n’y a pas lieu de se plaindre en France, (35h, code du travail encore favorable..), que les travailleurs français n’aiment pas se fatiguer au travail, qu’il faut réhabiliter la valeur travail…..ce qui ne rend pas aisé des positions comme celle dont vous parlez.

6 - Que fait le politique par rapport à cela ? Quelle conscience des problèmes ?

Les partis même de gauche ne se sont pas vraiment focalisés sur le travail mais bien plus sur la question de l’emploi, des salaires, de la précarité et du chômage.