Entretien avec Philippe Corcuff
« Repenser la question du fascisme dans les conditions actuelles après Charlie »
Article mis en ligne le 28 janvier 2015

par Universite Populaire Toulouse

Entretien avec Philippe Corcuff
Auteur de Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (éditions Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », octobre 2014), il a été chroniqueur de Charlie Hebdo d’avril 2001 à décembre 2004

Université Populaire de Toulouse : En quoi le terme « postfascisme » utilisé pour caractériser le Front national est-il utile pour la compréhension du problème que nous avons devant nous ? N’est-ce pas un nouveau qualificatif pour marquer la différence avec ce que tu appelles le folklorisme ? Pourquoi ne pas caractériser le Front National de Parti national-socialiste ?

Philippe Corcuff : J’emprunte la notion de « postfascisme » à un géographe, militant de la Fédération Anarchiste, Philippe Pelletier (1). Mais je garde l’expression entre guillemets, car c’est seulement pour moi une notion exploratoire, pour justement ne pas reprendre telle quelle le mot « fascisme », tout en maintenant des éléments de continuité avec les fascismes historiques et avec les critiques qui en ont été produits. Je ne dispose pas pour l’instant de la notion qui serait la mieux adaptée, le « post » indiquant seulement dans le langage ordinaire quelque chose qui se situe après.
Cela s’inscrit plus globalement dans ma démarche par rapport au thème du « retour des années 30 » : mon entrée est une comparaison analogique. Une analogie, ce n’est ni une stricte identité, ni quelque chose de radicalement différent. Le philosophe Paul Ricœur a bien mis en évidence que le registre de l’Analogue se présentait comme une figure originale entre la figure du Même (le registre de l’identité) et la figure de l’Autre (le registre de la différence), en empruntant à ces deux figures tout en s’en démarquant (2). C’est pourquoi le grand épistémologue français de la sociologie, co-auteur des premiers livres connus de Pierre Bourdieu (Les héritiers, La reproduction, et Le métier de sociologue), Jean-Claude Passeron, a fait de la comparaison analogique le cœur du raisonnement sociologique, car il s’agit de pointer des analogies entre des phénomènes saisis dans des contextes socio-historiques toujours dotés de spécificités (3). Par exemple, le concept de « révolution » va permettre de constituer un espace analogique entre des expériences qui n’ont rien d’identique mais qui peuvent toutefois révéler des éléments communs, comme la Révolution française, la Révolution russe, etc. C’est de cette manière que j’ai procédé avec le thème des « années 30 » : identifier, à partir d’une relecture de travaux historiens et sociologiques sur l’Allemagne et la France de ces années là, des ressemblances et des dissemblances avec la situation actuelle dans notre pays. Car l’histoire ne se répète jamais exactement, c’est un mélange de continuités et de spécificités qui travaillent ses mouvements, avec des composantes d’incertitude et de l’inédit.
Parler de « fascisme », de « nazisme » ou de « national-socialisme » à propos du FN conduit à rabattre ce que nous avons sous les yeux sur le seul registre de l’identité et de la répétition. Or, l’agitation du mot « fascisme » face au FN depuis le début des années 1980 comme une sorte de protection magique fonctionne de moins en moins, conduit à une paresse intellectuelle vis-à-vis des caractéristiques propres au contexte actuel et freine l’imagination pratique des mobilisations antifasciste. C’est ce que j’appelle une certaine folklorisation dans les milieux antifascistes. Et pourtant il y a bien des points communs avec les fascismes des années 30, d’où cette notion provisoire et exploratoire de « postfascisme ».

UPT : Toute une génération de militant-e-s antifascistes a trouvé les outils de lutte contre l’extrême droite dans les textes de Léon Trotski, Sur l’Allemagne (1930-1933), d’Ernest Mandel, Du fascisme (1974), de Daniel Guérin, Fascisme et grand capital (1936). Ces textes ont mal vieilli, sont-ils hors d’usage ?

Ph. C. : Il faudrait ajouter aussi l’approche freudo-marxiste de la psycho-sociologie des fascismes avec l’ouvrage de Wilhelm Reich, Psychologie de masse du fascisme (1933). Ces textes ne sont pas hors d’usage, et ils sont encore susceptibles d’alimenter positivement la mémoire antifasciste au sein de la lutte actuelle contre le « postfascisme ». Cependant, tout d’abord, la mémoire historique n’est pas tout, elle constitue seulement un des fils nécessaires de la confrontation politique avec les incertitudes du présent dans la perspective future d’une émancipation individuelle et collective des opprimés. Dans son livre Walter Benjamin. Sentinelle messianique. Á la gauche du possible, Daniel Bensaïd note opportunément : « Une éthique messianique implique une autre représentation du temps, où ce qui a été n’est pas irréversible, où ce qui sera n’est pas joué. Passé et avenir sont remis en jeu dans le champ stratégique du présent » (4).
En second lieu, les analyses historiques de Trotski, Guérin, Mandel, etc. apparaissent trop partiels, parce que trop focalisées sur la seule question du capitalisme et des rapports de classes. Là aussi, c’est un des fils importants, mais pas le seul. Il faudrait aussi tenir compte davantage, à la manière de la sociologie « postmarxiste » de Pierre Bourdieu, de l’autonomie des processus idéologiques, de la dynamique des champs politiques professionnalisés comme de la pluralité des rapports de domination, c’est-à-dire de la domination de classe, mais aussi de la domination masculine, des discriminations racistes et postcoloniales ou homophobes. Bref le capitalisme constitue certes un gros morceau du problème, mais il faudrait : premièrement, avoir une approche moins strictement économiste de sa configuration et, deuxièmement, ne pas en faire le tout de nos difficultés. C’est pourquoi j’invite dans un récent livre de théorie sociologique, Où est passée la critique sociale ?, à abandonner la notion de totalité dans la pensée critique pour lui substituer celle d’un global pluriel (5).

UPT : La différence la plus évidente qui saute aux yeux avec les années 30, même si la comparaison est pertinente, est la faiblesse du mouvement ouvrier, de ses organisations et pas seulement sur le plan de l’autodéfense. La progression du Front National dans le milieu ouvrier/salarié, parmi les syndicats est le produit à la fois de renoncements, de reculs et de défaites. On peut donc se poser deux questions : 1) ceux qui ont organisé les renoncements, assumé les reculs et les défaites, le PS au plan politique, la CFDT au plan syndical, sont-ils des passeurs qui ont fait fructifié le FN ?, et 2) Par où passe la construction d’un rapport de forces pour faire reculer le FN dans le milieu salarié, dans les syndicats ?

Ph. C. : En premier lieu, il ne faut pas surévaluer la progression du FN dans les catégories populaires. Pour l’instant, le phénomène massif parmi les ouvriers et les employés qui constituent les couches majoritaires du salariat, c’est l’abstention et la non-inscription sur les listes électorales. Il y a donc une progression du FN dans les milieux populaires, mais une progression relative souvent grossie dans les médias, quand on parle de « premier parti ouvrier » ou de « premier parti populaire », car on oublie justement l’abstention et la non-inscription.
Ensuite, oui, le social-libéralisme, en tant de version de « gauche » du néolibéralisme ayant saisi le PS et la CFDT – préparée au sein de la CFDT par un « recentrage » antérieur - au cours des années 1980 constitue un des facteurs importants de la progression électorale du « postfascisme », en ayant développé les déceptions populaires par des politiques générant la précarisation, le chômage et le recul des revenus du travail vis-à-vis de ceux du capital.
Par contre, encore une fois, il faut éviter de prétendre saisir le tout via un facteur principal, ici le social-libéralisme, en oubliant la pluralité des dimensions en jeu. Dans ce que j’analyse dans mon livre, dans le sillage de la sociologie de Bourdieu, comme une compétition entre le clivage de la justice sociale (autour de la répartition des richesses), porté historiquement par la gauche, et le clivage national-racial (autour de l’opposition français/étrangers), réactivé par le FN, avec un recul du premier et des avancées du second, le social-libéralisme n’est qu’une des composantes d’un processus plus large, mettant en jeu d’autres aspects : sociologiques (comme la diversification du salariat et les logiques individualisatrices), politiques (l’effondrement du PCF), idéologiques, etc.
Par ailleurs, je n’ai pas de solution à proposer clés en main ! Dans un idéal démocratique, le rôle des intellectuels professionnels comme moi n’est pas, à mon sens, de fournir les réponses, mais d’aider à reformuler les problèmes et les questions, en laissant les citoyens, les mouvements sociaux et les organisations politiques fabriquer et expérimenter leurs propres solutions. Sur le plan des perspectives politiques, la reformulation des problèmes que j’esquisse consiste à remettre au cœur des actions citoyennes, syndicales, associatives, etc. une question sociale élargie, qui ne serait pas réduite à une vision ouvriériste traditionnelle, ni même aux seuls rapports de classes, mais intégrant aussi les discriminations sexistes, racistes et postcoloniales, etc. Ce qui supposerait de réintégrer ce qu’on appelle le « sociétal » dans le « social », contrairement aux « libéraux-libertaires » des années 1980 qui promouvait le « sociétal » contre le « social » traditionnel, et à l’opposé des néoconservateurs xénophobes actuels comme Zemmour et Soral qui jouent le « social » contre le « sociétal ».

UPT : Que peuvent nous dire les événements tragiques de ce début de mois de janvier, assassinats à Charlie Hebdo, puis crimes antisémites, quant au processus d’extrême droitisation idéologique et politique que tu analyses dans ton livre ?

Ph. C. : Repenser la question du fascisme dans les conditions actuelles après Charlie nous incite à ne pas nous limiter à la critique juste et nécessaire du social-libéralisme, mais à entrer aussi dans une auto-analyse critique de notre propre famille politique, ce que l’on a pris l’habitude d’appeler depuis les années 1990 « la gauche de la gauche » ou « gauche radicale ». J’ai commencé à le faire pour Rue 89 (6). Je peux en rappeler ici quelques axes. Les différentes composantes associatives, syndicales et partisanes de cette gauche radicale ont souvent été agitées, de manière peu visible pour les médias, mais sur des listes internet, sur facebook ou dans des conversations plus ou moins informelles, par des débats qui ont contribué à la paralyser - pas tel ou tel groupe local ou tel ou tel individu, mais la gauche radicale en tant qu’ensemble potentiel au niveau national - face aux potentialités du mouvement social spontané, tâtonnant, flou et ambigu, « je suis Charlie ». Or, alors que, quelques semaines avant, l’aimantation du champ politique professionnel et de l’espace idéologique publique par l’extrême droitisation et des logiques xénophobes, rencontrait peu de contrefeux opératoires, là un contrepoids non prévu est apparu dans le choc du tragique. Il n’y a pas eu de propos xénophobes dans les manifestations à ma connaissance, mais beaucoup d’expressions contre la xénophobie et en faveur d’une perspective multiculturelle.
Certes, il y a eu les récupérations étatistes, nationalistes et politiciennes, ou l’accroissement des dérives sécuritaires qui s’en suit, mais cela ne nous dit pas grand-chose sur les millions de manifestants. Des paroles et des actes islamophobes ont eu lieu au même moment, mais hors des manifestations. Et l’injonction islamophobe faite aux « musulmans » dans leur ensemble de se « désolidariser » des assassins fondamentalistes a contribué à freiner l’implication des personnes de culture musulmane dans le mouvement, en accroissant alors les tensions identitaires dans la société française. Pourtant ces millions de personnes dans les rues constituaient tout de même un point d’appui non négligeable et largement inattendu dans la résistance contre l’extrême droitisation et le clivage national-racial que la gauche radicale n’a pas vraiment su saisir Je fais l’hypothèse qu’elle était empêtrée dans des polarisations dommageables qui s’étaient stabilisées antérieurement et qui se sont exacerbées devant l’événement tragique, du type « priorité à la laïcité ou à l’antiracisme ? », « priorité à la lutte contre l’islamophobie ou à la lutte contre l’antisémitisme ? » ou « priorité à la lutte contre l’islamophobie ou contre le fondamentalisme islamiste ? »
Un des dangers qui plane sur nous, dans le sillage des progrès du clivage national-racial, c’est alors que se retrouvent face-à-face deux représentations opposées du « peuple ». Ainsi chez un essayiste comme Christophe Guilluy, néoconservateur de « gauche » (7) qui a des échos au PS, dans la gauche radicale, à droite et à l’extrême droite, et chez d’autres se dessine la figure d’un « vrai peuple blanc vivant dans le France périphérique et menacé dans son identité par l’islam ». Et, à l’opposé, certains sont tentés de mettre en avant un « vrai peuple musulman vivant dans les banlieues ». Contre cette opposition destructrice qui se met en place, de manière encore peu visible et peu consciente, les idéaux historiques de la gauche émancipatrice consistent plutôt à trouver des convergence entre les opprimés, dans leur diversité de croyances, d’incroyances et de repères culturels comme dans la pluralité des mécanismes de domination.

Notes :
(1) Voir P. Pelletier et le groupe Nestor Makhno de la Fédération Anarchiste, Du fascisme au post-fascisme. Mythes et réalités de la menace fasciste. Éléments d’analyse, Paris, Éditions du Monde Libertaire, novembre 1997, 54 p.
(2) Voir P. Ricœur, Temps et récit (1e éd. : 1983-1985), tome III, Paris, Seuil, collection « Points Essais », 1991, pp.252-283.
(3) Voir J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non-poppérien de l’argumentation (1e édition : 1991), Paris, Albin Michel, collection « Bibliothèque de "L’Évolution de l’humanité" », 2006 ; et accessible sur internet : « L’inflation des diplômes. Remarques sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie », Revue française de sociologie, tome XXIII, n°4, octobre-décembre 1982, [http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1982_num_23_4_3604].
(4) D. Bensaïd, Walter Benjamin. Sentinelle messianique. Á la gauche du possible (1e éd. :1990), Paris, Les Prairies Ordinaires, 2010, p.227.
(5) P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012 ; voir une présentation du livre sur internet dans la revue web SociologieS de l’AISLF (Association Internationale des Sociologues de Langue Française), 10 novembre 2014 : [http://sociologies.revues.org/4813].
(6) P. Corcuff, « Après Charlie : bal tragi-comique à gauche radicale-sur-Seine », Rue 89, 19 janvier 2015, [http://rue89.nouvelobs.com/2015/01/19/apres-charlie-bal-tragi-comique-a-gauche-radicale-seine-257188].
(7) Voir P. Corcuff, « Christophe Guilluy et Laurent Joffrin : des néocons’ de gauche », 8 décembre 2014, Rue 89, [http://rue89.nouvelobs.com/2014/12/08/christophe-guilluy-laurent-joffrin-neocons-gauche-256452].