Entretien avec Fabrice Flipo
Article mis en ligne le 15 octobre 2014

par Universite Populaire Toulouse

1-Pour commencer il nous semble important de revenir à ce qui semble être un préalable à toutes discussions entre écologistes et marxistes à savoir que les pères fondateurs, Marx et Engels n’auraient rien compris à cette question, l’aurait sous estimé… (Ce que contestent par ailleurs bien des marxistes) D’un point de vue historique nous comprenons cette discussion, mais il nous semble qu’elle ne va jamais au bout et laisse en suspens deux autres questions.

  a-Si les marxistes ont ignoré tout ou presque de ce qui touche à la nature…y a-t-il un courant politique dans l’histoire ou aujourd’hui, qui aurait compris ces questions là ?

Le jugement est un peu dur, on trouvera toujours des marxistes qui se sont intéressés à la question, des déclarations de congrès CGT ou PCF etc. l’historiographie va sans aucun doute bientôt retrouver toutes sortes de « précurseurs », dès lors qu’elle va s’y intéresser. Le problème est que cette prise en compte ait été marginale, sur le plan politique. De là cet autre mouvement qui se nomme « écologiste » qui a émergé entre les années 70 et 2000, et qui n’a pas Marx pour auteur central. Dans mon livre j’étudie la réception de ce mouvement par les courants marxistes dominants, on constate que les questions posées par l’écologisme sont très profondes et que le marxisme fait beaucoup d’erreurs à son sujet. Clarifier les termes du débat c’est aider à un rapprochement réel, et pas seulement au travers de synthèses théoriques (ou rhétoriques) éloignées de l’action et de l’analyse.

  b-En mettant en avant les absences, les erreurs… du marxisme et des marxistes on est face à deux interprétations possibles : l’une renvoie à l’inéluctabilité des positions marxiste au vue de ce qu’ont écrit les pères fondateurs. L’autre laisse entrevoir leur responsabilité dans la faiblesse de la prise en charge par le mouvement ouvrier de la question écologique.

Qu’en penses-tu ?

Si je comprends bien il s’agit de la responsabilité des intellectuels. Dans mon analyse j’accorde un rôle déterminant aux intellectuels, mais dans un sens très particulier. Ils sont comme les médias et les hommes politiques : ils proposent aux individus une vision de ce qu’ils font, les individus étant pris dans un quotidien borné et ne pouvant pas savoir ce que font les autres individus sans passer par des médias. Les intellectuels proposent des schémas d’interprétation, les individus y croient ou non, sont convaincus ou non, mais dans tous les cas cela contribue à structurer l’action collective, en tant que phénomène de comportements individuels agrégés entre eux. Ce qui fait le succès d’une interprétation n’est pas forcément sa « vérité », son caractère « brillant » etc. l’histoire des sciences montre que de nombreuses théories grossièrement erronnées ont eu beaucoup de succès. Les raisons du succès sont compliquées, la théorie comme représentation a bien d’autres fonctions collectives que simplement dire le vrai.

Revenant à la question après ce préalable, je dirais deux choses. La première est que le mouvement ouvrier, de par sa situation peut difficilement être écolo, c’est d’ailleurs pour cette raison que le mouvement écolo est né hors des usines. C’est une réalité contre laquelle les intellectuels ne peuvent rien, ils ne peuvent pas inventer des marges de manœuvre là où il n’y en a pas. Un tel constat ne préjuge rien des convictions ouvrières, ou plus exactement salariées, qui peuvent être fortes mais ne pas pouvoir s’exprimer sur le lieu de travail. La seconde réponse est que les marxistes et intellectuels ont en effet tardé à prendre conscience de la question écolo. Du point de vue de l’émancipation ils ont donc joué un jeu conservateur. Les intellectuels laissent des traces, on peut donc l’affirmer avec une relative certitude. Par contre difficile de dire ce qu’il en est du mouvement ouvrier, ou salarié, qui n’est sans doute pas moins écolo que la moyenne.

2-P82&83 tu dates aux années 20 ce que tu nommes « l’écart entre l’état dominant du marxisme et nombre de revendication réelles…qui se traduit par une chute très forte des résultats des partis de gauche aux élections » et cette cassure se manifeste selon toi en 3 grands moments : la montée du fascisme dans les années 30, mai 68 en France, la chute du mur de Berlin en 1989. Quelle démonstration veux-tu faire ?


Chacune des références (années 30, chute du Mur de Berlin etc.) renvoie à une question importante sous l’angle de l’émancipation, dont la conclusion ne me semble pas avoir été écrite. De cette manière je trace des chantiers.

3-Dans le livre il y a un passage étonnant p 89 qui renvoie au débat écologiste (marxiste, gauche, syndicats). Faire du socialisme un préalable à toute action écologiste serait une exigence radicale démesurée… dans les luttes récentes cette exigence est elle apparue ? Exiger des syndicats qu’il fasse du socialisme une question non négociable, n’est pas plus à l’ordre du jour car il y a longtemps que les syndicats ne parlent plus de socialisme. Débarrassée des idées de gauche, marxiste les syndicats n’ont pas pour autant épousé la cause écologique (la CFDT est l’exemple le plus spectaculaire). La question se pose autrement peut on demander à des salariés dont l’usine va fermer d’accepter le licenciement parce que leur boite pollue ? Si l’intérêt général est en jeu bien entendu, mais les salariés ne peuvent en aucun cas en faire les frais. La lutte pour la disparition d’industries nocives ne peut être séparée de la question de l’emploi et donc de la reconversion. Ces deux exigences cheminent rarement ensemble, n’est ce pas là qu’est le problème ?

On a là une suite de questions à prendre une par une.

Première question : qui pose le socialisme en préalable ? Ma réponse est : tous ceux qui disent à l’écologisme que son combat est fondamentalement « socialiste » et « anticapitaliste », et ils sont nombreux. Leur analyse est simpliste. Ils extrapolent trop vite, ne voient pas comment le problème se pose pour les écolos, ni pourquoi l’écologisme parle plus facilement de « productivisme » que d’anticapitalisme. Pour bien comprendre il faut se mettre à la place des écologistes. Comment se structure la lutte, sur ce front-là ? Ce n’est pas un affrontement entre le travail et le capital. L’enjeu, c’est la valeur d’usage, comme je l’indique dans mon livre. Comme cette valeur d’usage est imposée aux populations tout autant par les grandes compagnies que par l’Etat, cela interdit de faire de ce dernier un refuge, à la différence de ce qui se passe dans la lutte des classes. Du point de vue du travail la fonction publique est sûre « et donc » hors du capitalisme. Cette ligne de raisonnement est très forte du côté marxiste et anticapitaliste, car ce que l’on a en tête, c’est une situation de travail. Pourtant la situation est différente, dans le cas de la valeur d’usage. Ici le marché est un moyen de lutter contre l’Etat et les multinationales, comme on le voit avec le soutien de Greenpeace aux grandes entreprises productrices d’énergies renouvelables, ou la coopérative Enercoop. Dans le cas écologiste la propriété privée n’est pas le problème principal, tout dépend de son usage, selon qu’il est « productiviste » ou non. Dès lors le conflit principal n’est pas le capitalisme en tant que ce serait un système fondé sur la propriété privée. Ce qui paraît évident du côté de la lutte des classes paraît artificiel quand on se place du côté écolo. Dans le cas écolo l’usage de la propriété est plus important que son caractère privé ou non. Une bonne partie de l’écologisme ne peut donc tout simplement pas s’identifier à un socialisme qui se présente comme l’abolition de la propriété privée. Si « le socialisme » est évident d’un côté, il ne l’est donc pas de l’autre. Ce qui semble être de bon sens du côté marxiste est donc un raccourci simpliste du côté écolo.

Concrètement derrière tout cela se trouve des questions telles que celle de savoir si un nucléaire socialiste est possible, ou si c’est une contradiction dans les termes. Avec cet exemple on voit immédiatement que les perspectives ne sont pas si faciles à concilier, qu’on le regrette ou qu’on se réjouisse. Pour bien comprendre il faut toujours revenir aux situations. Le socialisme est la revendication naturelle ou tendancielle des mouvements ouvriers, et l’antiproductivisme est celle des mouvements écolos. Il y a des convergences mais il demeure des points de désaccords dans l’analyse, les moyens d’actions et sur les objectifs qui interdisent de rabattre facilement l’un sur l’autre.

Dans les faits ce sont en effet les syndicats et les mouvements tout ou partiellement « démarxisés » qui collaborent le plus avec la cause écolo, comme le montre l’exemple de la CFDT et plus généralement de la « nouvelle gauche », jusqu’au désormais célèbre « Grenelle de l’environnement ». Ca n’exclut évidemment pas des regroupements plus étroits comme Sud ou tel courant du NPA ; mais numériquement on n’est pas dans le même ordre de grandeur, ce qui a aussi une signification sociale et politique.

Pour bien comprendre l’articulation entre travail et environnement, question cruciale, il faut revenir à des problématiques concrètes. Un numéro de la revue Mouvements va bientôt sortir qui entre plus dans le détail de cette question essentielle. Si le mouvement ouvrier est généralement méfiant envers l’écologisme, c’est en effet parce que celui-ci est gros de changements profonds dans l’ordre productif, qui au niveau local et à court terme sont synonymes de licenciements. A court terme la sortie du nucléaire c’est la fermeture des centrales et donc la fin de l’emploi dans ce secteur. Les travailleurs ont tendance à s’identifier à ce qu’ils font, ne serait-ce que pour que la vie soit supportable, ils perdraient l’estime d’eux-mêmes à travailler pour des problèmes et non pour des solutions. Ils admettent la critique écolo mais celle-ci demeure limitée, du moins dans leur situation de travail. Les syndicats ne font que refléter cette réalité existentielle, qui est plus ou moins forte selon les secteurs d’activité. Dans le transport par exemple on peut trouver des convergences, de même que dans des institutions dont la finalité n’est pas nécessairement productiviste comme l’éducation nationale. C’est plus dur dans le secteur du nucléaire ou du pétrole. D’où la constitution d’organisations extérieures au lieu de production, encore une fois. Et la nécessité pour ces organisations de prendre en compte ce que leur indiquent les mouvements ouvriers, à savoir qu’une transition implique des difficultés importantes pour les travailleurs. On observe aussi qu’il est plus facile d’unir travailleurs et écologistes sur des projets qui ne sont pas encore nés, comme l’aéroport Notre-Dame-des-Landes, car aucun emploi concret n’est encore en jeu, c’est au contraire un moment où l’on spécule sur ce que pourrait être l’avenir. Une piste intéressante aussi réside dans les rencontres, lors des manifs etc. de manière à démystifier. Une chose sont les positions de négociation, dépendantes du contexte, et donc diverger, en raison d’intérêts immédiats, et autre chose les convictions profondes, qui peuvent largement converger.

4-La cassure que nous évoquons plus haut avec l’état dominant du marxisme n’a pas pour autant produit l’apparition d’une vague de fond, des organisations de masses, des révolutions…comme le marxisme en a produit. Comment expliquer tout d’abord ceci ?
Bon nombre de thèmes de lutte, féminisme, anti racisme, lutte contre l’extrême droite, logement…ont donné naissance à des organisations, parce que des militant e s, estimaient à juste titre, que les organisations traditionnelles ne s’en emparaient pas. Avec l’écologie il nous semble que, sous diverses formes et selon les périodes, ne pouvaient s’emparer de cette question que ceux et celles qui n’étaient qu’écologistes. N’y a-t-il pas là une erreur stratégique d’avoir maintenu des cloisons entre écologistes et mouvement ouvrier ?

Le pouvoir est à repenser. La question présuppose une certaine forme de changement social, qui se prend pour la forme en général, alors qu’elle n’est qu’une espèce au sein d’un genre. C’est le genre qui est à penser, pas l’espèce – le rôle des idées, des situations etc. Quel que soit le mouvement considéré il y a toujours de multiples points de passage et porosité d’un mouvement à l’autre, des courants qui cherchent à faire la synthèse avec d’autres etc. Le féminisme, l’antiracisme etc. sont très présents dans l’écologisme, le point faible est peut-être plutôt dans le rapport au travail.

5-Depuis mai 68, de façon visible, nous avons assisté à un mouvement massif de rupture de la part d’individus dans le mode de vie, la mise en pratique d’expériences immédiates, de retour à la campagne…bref d’une volonté de vivre immédiatement ce que l’on préconise dans la lutte collective (souvent décevantes) Ces expériences sont d’une grande utilité ne serait que parce qu’elles démontrent qu’il est possible faire autrement. Il y a une tendance parmi ces nouveaux combattants à considérer que les solutions sont dans les mains de chacun et chacune et que leur généralisation suffiraient à venir à bout du système. Qu’en penses-tu ?

Je ne crois pas que c’est ce que croient les gens qui font ça. Par contre c’est peut-être ce que croient les gens qui les voient de loin et ne sont pas allés leur parler. Les personnes engagées dans des utopies concrètes agissent plutôt comme les ouvriers, qui ont du mal à critiquer l’outil de travail : elles cherchent à réduire la distance entre leurs idéaux et leur quotidien. Un point de départ anthropologique (qui n’est pas étranger à Marx d’ailleurs) est que nous sommes ce que nous faisons, aussi est-il difficile d’être écolo sans vivre écolo. De là les « utopies concrètes ». Valeur d’exemplarité, satisfaction intérieure, bonheur d’être en accord avec ses idées etc. leur intérêt est réel, quand bien même leur effet global agrégé serait proche de zéro. Celles et ceux qui entrent dans cette démarche ne pensent pas qu’il suffirait que tout le monde fasse pareil pour tout résoudre, ils savent que les choses sont plus complexes. Mais ils savent aussi que l’action provoque l’action, et qu’on restera longtemps sans bouger si on attend la mesure qui résout tout d’un coup. La question s’est aussi posée avec le syndicalisme et le mouvement ouvrier, notamment autour de la « conscience de classe ». C’est plus largement la question de l’engagement qui se trouve posée. Que le réel soit là ne suffit pas, il demeure un écart. Pour moi l’engagement est pluriel, il peut prendre la forme d’une utopie concrète, d’un engagement dans un partie etc. et il prend le plus souvent la forme d’un peu de tout ça en même temps.

Le débat entre réforme et révolution n’est pas central ici, contrairement à ce qu’on croit souvent. On peut être engagé dans la même utopie concrète et être révolutionnaire ou réformiste. Tout dépend de l’idée qu’on se fait des petits changements qui pourraient en entraîner des grands. Personne ne peut dire où ces petits changements devraient avoir lieu. C’était la même histoire pour la syndicalisation et la conscience de classe.

6-Les Verts, puis EELV ont participé à deux gouvernements socialistes quel bilan en tires tu ?

Je n’ai pas assez suivi leurs réalisations pour avoir un avis pertinent. Ils ont en partie servi de caution écolo. En même temps la loi Voynet sur l’aménagement du territoire a eu de vastes conséquences. On ne pourra sans doute pas en dire autant de la loi Duflot.

7-Dans ton dernier chapitre tu rappelles le choix des écologistes d’avoir soutenu la privatisation du marché de l’électricité sur la base d’un constat de terrain, EDF n’est pas un allié dans le domaine des renouvelables. Le constat est indiscutable, mais mettre dans les mains d’acteurs privés sur le marché annule t’il le constat de terrain au vue de ce qui se passe ailleurs, au Japon par exemple ?

C’est une question qui ne peut se discuter uniquement sur les principes. Du point de vue écologique on ne peut pas dire si c’est le public ou le privé qui est le plus favorable, ça dépend d’un jugement en situation qui est sans cesse à réviser. Le nucléaire était public en 1986, lors de Tchernobyl, ça n’a rien changé à la dénégation générale des risques encourus.

8-Dans le chapitre sur l’écofascisme tu traites de la question des TIC. « Le Monde » du 3 octobre parle du « show de Orange autour des objets connectés ». Au-delà de la course au profit que se livrent les grands groupes de télécommunications pour susciter toujours plus de demande, la multiplication de ces objets « intelligents » constitue t’elle une double menace pour nos libertés et pour la planète à travers ces productions ? Est-ce que les dirigeants d’Orange sont uniquement habités par la course à la modernité ou par une logique à la Orwell ?

C’est un peu moins mon domaine mais en effet on ne peut occulter que dans le monde du numérique, il y a ceux qui voient et ceux qui sont vus, et que cette asymétrie dépend en gros de la puissance de calcul dont on dispose. Un simple de possesseur de PC comme moi est vu et ne voit rien. L’armée, les agences de renseignement, certaines grandes entreprises ou organisations voient, et ne sont pas vues (de nous). Quant aux dirigeants d’Orange, je pense qu’ils sont pris dans la dynamique, j’espère qu’ils voient les problèmes. Quand le PDG de Google dit que la transparence n’est pas un problème quand on n’a rien à se reprocher, c’est d’une pensée politique tellement pauvre qu’on a malheureusement toutes les raisons de s’inquiéter.

9-Au début de ton ouvrage tu signales le NPA et le Parti de Gauche qui parlent « d’écosocialisme ». Ces évolutions sont « partielles » et « inégales ». Que faudrait-il pour qu’elles soient complètes et crédibles ? Enfin tu notes le caractère tardif de cette évolution dont la solidité devrait être testée. On sent bien et à juste titre, une certaine méfiance. Que faudrait-il pour lever celle-ci ?

Il faudrait qu’ils reviennent vers les mouvements, plutôt que de chercher à fabriquer des synthèses artificielles par en haut, entre « courants » et « tendances » qui finissent par ne plus représenter personne (et d’ailleurs personne ne s’y identifie).