Marx aujourd’hui : quelles révolutions pour quelles démocraties ?
Université Populaire, Toulouse, Le Bijou, 30 mars 2011 - Avec Fayçal Touati - Emmanuel Barot
Article mis en ligne le 31 mai 2011

Une contribution de Fayçal Touati

« Dans le prolétariat pleinement développé se trouve pratiquement achevée l’abstraction de toute humanité, même de l’apparence d’humanité ; dans les conditions de vie du prolétariat se trouvent condensées toutes les conditions de vie de la société actuelle dans ce qu’elles peuvent avoir de plus inhumain. Dans le prolétariat, l’homme s’est en effet perdu lui-même, mais il a acquis en même temps la conscience théorique de cette perte ; de plus, la misère qu’il ne peut plus éviter ni retarder, la misère qui s’impose à lui inéluctablement — expression pratique de la nécessité —, le contraint directement à se révolter contre pareille inhumanité ; c’est pourquoi le prolétariat peut, et doit nécessairement, se libérer lui-même. Or il ne peut se libérer lui-même sans abolir ses propres conditions de vie. Il ne peut abolir ses propres conditions de vie sans abolir toutes les conditions de vie inhumaines de la société actuelle, que résume sa propre situation. Ce n’est pas en vain qu’il passe par la rude, mais fortifiante école du travail. Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être. Son but et son action historique lui sont tracés, de manière tangible et irrévocable dans sa propre situation, comme dans toute l’organisation de la société bourgeoise actuelle. »

MARX/ENGELS, La Sainte famille, Paris, Editions sociales, 1972, pp. 47-48.

Parler, comme nous souhaitons le faire ce soir, de « Marx aujourd’hui », du rapport révolution/démocratie, comme le fera Emmanuel dans un instant, impose d’abord de revenir un peu sur la nature du processus historique, partie dont je vais me charger. Car, et c’est aussi cela que rappellent les révolutions du monde arabe, l’histoire des hommes est bien une histoire des hommes. 42 ans de dictature en Lybie, 23 ans en Tunisie, l’état d’urgence a duré 19 ans en Algérie, Bachar el-Assad annonce en Syrie la prochaine levée de l’état d’urgence proclamé en 1963 : il y avait pourtant là de quoi considérer l’état de chose existant comme immuable, fixé pour l’éternité. Ce que rappellent donc les révolutions arabes, c’est qu’il n’en est rien. Et de même que les dictatures politiques se défont, de même le capitalisme n’a rien de naturel, d’indépassable : contre toutes les fatalités positives ou négatives, il faut d’abord rappeler que l’histoire est un faire et qu’elle est, à ce titre, essentiellement ouverte.

I. Les prétendues lois de l’histoire

S’agissant de l’histoire, l’une des critiques fréquemment adressées à Marx, mais qui a tout aussi bien pu prendre la forme d’une apologie dogmatique, est celle selon laquelle il aurait posé les lois de l’histoire. En cela, le matérialisme historique serait la science des lois de l’histoire, ce qui permet d’affirmer tout aussi bien la fatalité de la révolution que le « dépassement » du marxisme, la Révolution n’arrivant toujours pas, le capitalisme n’en finissant toujours pas de finir et le stalinisme, notamment, ayant invalidé et disqualifié en son principe toute visée révolutionnaire. Dans cette critique-apologie du prétendu déterminisme-évolutionnisme-fatalisme historique marxien, on retrouve un nœud d’absurdités qui aboutissent toujours au même, l’apologie de l’état de chose existant, et qui reposent sur une même erreur, critique et apologie n’étant que les deux faces de cette erreur plus ou moins stratégique : l’affirmation de la présence, chez Marx, de lois éternelles de l’histoire.

Or, affirmer cela, c’est :

1/ s’empêcher de comprendre la critique de l’économie politique reposant, notamment, sur l’affirmation constante du caractère illusoire de l’éternité de ses lois

2/ figer l’analyse marxienne en la ramenant à son contraire : une doctrine anhistorique

3/ contredire l’affirmation constante de la faisabilité humaine de l’histoire en faisant de celle-ci un sujet autonome.

Sur ce point, Engels est pourtant parfaitement clair : « L’histoire ne fait rien, elle ne "possède pas de richesse énorme", elle "ne livre pas combat" ! C’est, au contraire l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats ; ce n’est pas, soyez-en certains, "l’histoire" qui se sert de l’homme comme moyen pour réaliser – comme si elle était une personne à part – ses fins à elle ; elle n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses fins à lui » [1].

Certes, il y a de nombreux textes où Marx articule nature et histoire en montrant leur conditionnement réciproque de sorte qu’on ne peut séparer ces deux réalités « comme si l’homme ne se trouvait pas toujours en face d’une nature qui est historique et d’une histoire qui est naturelle » [2]. Les lois économiques et les lois naturelles semblent si proches que comprendre le mouvement social semble revenir à le comprendre comme « un procès historico-naturel régi par des lois qui non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et du dessein des hommes, mais même à l’inverse, déterminent leur volonté, leur conscience et leurs desseins » [3]. Et, dans L’Idéologie allemande, le développement de l’histoire est présenté comme « se produisant naturellement, c’est-à-dire n’étant pas subordonné à un plan d’ensemble établi par des individus associés librement » [4]. D’où la tension, maintes fois relevée, entre nécessité et liberté, entre un discours scientifique qui comprend l’histoire comme un processus nécessaire, et un discours émancipateur, qui conçoit l’histoire comme étant l’œuvre des hommes par laquelle ils se libèrent eux-mêmes.

Mais, si l’histoire se déroule « à la façon » d’un processus naturel et si elle « peut être regardée » comme une puissance aveugle, pour utiliser les expressions d’Engels, dans sa lettre à Bloch du 21 septembre 1890, cela ne signifie pas qu’elle le soit réellement. Le fait de subir l’histoire n’indique pas réellement qu’on est son jouet : si un individu subit l’histoire, ce n’est pas parce qu’il n’en est pas l’auteur, mais c’est parce que tous les autres hommes le sont aussi. Le capitalisme tend à s’éterniser, à se présenter comme indépassable, comme naturel : le « fétichisme » de la marchandise, ce processus par lequel les propriétés des marchandises apparaissent comme étant leurs propriétés naturelles (leur valeur d’échange, leur prix, etc.) alors qu’elles sont essentiellement du travail humain cristallisé, s’étend au processus historique lui-même. Parlant de l’économie bourgeoise, Marx écrit : « En disant que les rapports actuels - les rapports de la production bourgeoise - sont naturels, les économistes font entendre que ce sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent les forces productives conformément aux lois de la nature. Donc ces rapports sont eux-mêmes des lois naturelles indépendantes de l’influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. » [5]. C’est dire qu’il ne saurait s’agir de faire des lois agissant dans l’histoire des lois de l’histoire.

Le propre de Marx et d’Engels est d’avoir lutté – au plan théorique comme au plan pratique – contre cette idéologie de la naturalité de l’histoire, mais leur critique n’a pas consisté à opposer un simple démenti à cette idéologie : ils se sont au contraire efforcés d’en comprendre les racines, de comprendre comment et pourquoi l’histoire pouvait apparaître comme le produit d’une puissance non humaine. Décrypter les racines de cette idéologie, c’était donc revenir à ce qui fait la nécessité historique, et ce qui fait que cette nécessité n’enveloppe ni fatalisme de la reproduction de l’ordre établi, ni fatalisme de la révolution.

Connaître la nécessité du processus historique, c’est ainsi pouvoir le maîtriser et, par là, transformer le monde qu’il conditionne. C’est que les circonstances qui s’imposent aux hommes sont conditionnées par des lois qui, en réalité, n’ont rien de naturelles. Les lois économiques sont « des produits historiques et transitoires » [6] de la praxis humaine qui n’ont ainsi de valeur que dans une situation donnée. « Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées ; il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement – mors immortalis » [7].

Le monde social n’a donc rien d’immuable : il est temporel et produit par l’activité humaine. Les lois économiques, en tant qu’idées, n’ont rien d’éternel non plus ; seule l’abstraction et la falsification idéologique peuvent leur donner cette apparence, comme l’indique clairement le Manifeste du parti communiste : alors que les rapports de production et de propriété sont « des rapports historiques qui disparaissent au cours de l’évolution de la production, l’idéologie bourgeoise les transforme « en lois éternelles de la nature et de la raison » [8]. C’est précisément cette historicité du monde social qui explique sa caducité, donc sa transformabilité. Autrement dit, historicité et matérialisme ne sont pas incompatibles. Ce qui articule matérialisme et histoire, ce n’est rien d’autre que la pratique en tant que pratique révolutionnaire de sorte que le matérialisme historique se comprend comme matérialisme pratique. C’est pourquoi, « pour le matérialiste pratique, c’est-à-dire pour le communiste, il s’agit de révolutionner le monde existant, d’attaquer et de transformer pratiquement l’état de choses qu’il a trouvé » [9].

II. La dialectique conditions/praxis

Marx rappelle que toute action, et notamment l’action historique, présuppose les actes nécessaires à la conservation de soi, c’est-à-dire la production de ses moyens d’existence, lesquels ne sont donc pas trouvés là et sont produits dans des conditions déterminées : « Ce qu’ils [les hommes, MFT] sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production [les individus agissant] dans des limites, des présuppositions et des conditions matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté » [10].

Ainsi, s’il n’est d’acte effectif que correspondant à des conditions déterminées, ces conditions ne forment que des limites, des présuppositions d’une action alors rendue possible. Dès lors, la nécessité ne peut porter que sur les conditions matérielles qui rendent alors possible une praxis transformatrice, qui ouvrent une époque de révolution.

Marx parle d’une tâche prescrite par la situation actuelle : « Notre époque nous a prescrit de nous libérer d’un mode de développement bien précis. Cette tâche prescrite par la situation actuelle coïncide avec celle qui consiste à donner à la société une organisation communiste » [11]. C’est bien de prescription dont il s’agit, et non d’imposition. Autrement dit, si la situation matérielle est indépendante de la volonté des individus, la révolution, elle, en dépend. C’est pourquoi la nécessité porte sur les conditions matérielles de la révolution, et non sur celle-ci.

Dès lors, c’est par sa seule volonté que le matérialiste pratique s’engage dans la transformation de l’ordre existant produit par la nécessité des lois économiques d’un mode de production déterminé et formant l’ensemble des conditions matérielles rendant possible cette transformation pratique. Il y a donc bien un rapport dialectique entre les conditions matérielles et la praxis révolutionnaire par lequel, à un moment donné, il n’est plus possible de ne pas agir.

La praxis est donc conditionnée par les circonstances, mais celles-ci le sont tout autant par celle-là : « Les circonstances font tout autant les hommes que les hommes les circonstances » [12]. Ce conditionnement réciproque, c’est l’histoire qui permet de le saisir adéquatement : « L’histoire n’est pas autre chose que la succession des différentes générations dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives qui lui sont transmis par toutes les générations précédentes ; de ce fait, chaque génération continue donc, d’une part, le mode d’activité qui lui est transmis, mais dans des circonstances radicalement transformées, et, d’autre part, elle modifie les anciennes circonstances en se livrant à une activité radicalement différente » [13].

Aussi le passé n’est-il pas simplement dépassé dans le présent ; il y est actuellement présent sous de multiples formes, il s’est prolongé et figé comme résultat pratique dans des formes déterminées (choses, idées, institutions, etc.) tout en étant encore efficace. Ainsi, le monde trouvé là, constituant les conditions matérielles présentes, n’est rien d’autre que le résultat de l’activité des générations précédentes, de sorte que la praxis d’hier forme les conditions matérielles rendant possible une nouvelle praxis.

Telle est la dialectique conditions/praxis en quoi consiste le processus historique : la praxis produit, en se pétrifiant sous de multiples formes, des conditions matérielles qui, à leur tour, rendent possible la praxis. Ce moment où les conditions matérielles, les circonstances, et l’activité humaine transformatrice coïncident définit la pratique révolutionnaire : « La coïncidence de la modification des circonstances et de l’activité humaine ou autotransformation ne peut être saisie ou comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire » [14].

III. Ni pure contingence, ni pure nécessité : l’histoire est un faire

Les hommes, les masses, c’est-à-dire les individus réels, font donc l’histoire, mais ils ne peuvent la faire n’importe quand, ni n’importe comment. Il y a un kaïros (un moment opportun) pour la praxis révolutionnaire : c’est celui de la coïncidence des circonstances et de la pratique. Et la théorie de l’idéologie ne change rien à l’affaire.

En montrant que ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais l’inverse, Marx montre la nécessité de partir des conditions matérielles de possibilité de l’action, et non des représentations de ces conditions et de ces actions : « Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production » [15].

D’où l’importance décisive de la théorie de la conscience de classe et de l’organisation politique qui va la porter : la domination bourgeoise repose sur la confusion de cette conscience qu’elle cherche à maintenir confuse ; mais, plus le capitalisme se développe, plus se développent avec lui les contradictions rendant insupportables les conditions d’existence d’une classe particulière, le prolétariat, et la conscience de cette classe comme classe exploitée. C’est de cette exploitation du prolétariat que « surgit la conscience de la nécessité d’une révolution radicale, conscience qui est la conscience communiste et peut se former aussi, bien entendu, dans les autres classes quand on y voit la situation de cette classe » [16].

Ainsi, lorsque le prolétariat, sortant du sommeil idéologique dans lequel il est plongé, prend conscience de lui-même et se sait comme prolétariat, il peut s’engager résolument dans la transformation volontaire d’une histoire qu’il subissait jusqu’alors. Tel est le sens du communisme qui « se distingue de tous les mouvements qui l’ont précédé jusqu’ici en ce qu’il bouleverse la base de tous les rapports de production et d’échanges antérieurs et que, pour la première fois, il traite consciemment toutes les conditions naturelles préalables comme des créations des hommes qui nous ont précédés jusqu’ici, qu’il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis » [17].

Par cette conscience, les masses reprennent en main la conduite de l’histoire et cela, elles ne peuvent pas ne pas le faire, la nécessité subjective de l’action révolutionnaire des masses étant à la mesure de leur exploitation objective : « La bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort ; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes : les ouvriers modernes, les prolétaires » [18].

C’est dire qu’on peut attendre longtemps l’auto-effondrement du capitalisme ! C’est en cela que le matérialisme historique est, mais aussi doit être, matérialisme révolutionnaire, c’est-à-dire à la fois et du même mouvement théorie et stratégie politique, union de science et d’action organisée du prolétariat. C’est bien pourquoi aussi le communisme ne saurait constituer un vague idéal, mais est le nom d’un mouvement, celui de l’abolition de l’état de chose existant : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent de prémisses actuellement existantes » [19].

Ni idéal donc, ni utopie non plus au sens de la peinture d’une vie idyllique dans une société idéale. Réduire Marx à cela, c’est transformer la description objective prospective des possibilités réelles d’émancipation niées dans et par l’état actuel en la description, qu’on serait d’ailleurs bien en peine de trouver chez lui, d’un état futur déterminé. La dialectique est une démarche tout à la fois descriptive et prospective, ce qui justifie – sans transformer le propos en vague utopie – l’utilisation de catégories qui ne renvoient pas à des réalités historico-sociales (idée du communisme, société sans classes, règne de la liberté) et qui concentrent en elles cette tension en la faisant basculer vers le pôle prospectif pour définir, à partir d’elles, non pas un état, mais un mouvement, un projet. Autrement dit, la prospection n’est que l’autre face de la description d’un mouvement s’accomplissant et considéré du point de son accomplissement.

C’est ainsi que Marx écrit à propos de la Commune : « La classe ouvrière n’espérait pas des miracles de la Commune. Elle n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle de par sa structure économique même, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement les circonstances et les hommes. Elle n’a pas à réaliser d’idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s’effondre » [20].

Ramener ainsi l’histoire, comme le font Marx et Engels, à ses déterminations matérielles, rappeler qu’elle est l’histoire des luttes de classes et que les révolutions en sont les locomotives, ce n’est rien d’autre qu’affirmer concrètement la faisabilité humaine de l’histoire. C’est pourquoi s’il est un sujet et une fin de l’histoire, c’est un sujet collectif et concret qui a une fin à lui, l’histoire pouvant se comprendre en cela comme étant un procès de sujets qui en ont assez d’avoir faim, pour lesquels il n’est pas tant question de liberté que de libération et dont la capacité à agir n’est pas transférée, ni transférable, à une instance abstraitement universelle qui agirait à leur place. Les hommes sont les auteurs et les acteurs de l’histoire et c’est pourquoi elle ne saurait être réduite à un processus mécanique teinté d’une quelconque fatalité, négative ou positive.

Ce qui caractérise donc l’histoire, c’est son essentielle ouverture, l’action révolutionnaire n’étant jamais assurée par avance ni de son échec, ni de son succès. Certes, comme l’écrit ironiquement Marx, « Il serait (…) fort commode de faire l’histoire universelle si on n’engageait la lutte qu’à condition d’avoir des chances infailliblement favorables » [21], mais ce n’est précisément pas le cas. Prise dans différents régimes de possibilité et de nécessité, la praxis révolutionnaire est toujours suspendue à sa coïncidence avec les circonstances et celle-ci ne signe pas tant la limite de cette praxis que son surgissement imprévisible, en ce sens que la révolution ni ne s’improvise ni ne se décrète et, en cela, elle a bien le caractère d’un événement. C’est ce qui rend d’autant plus complexe le problème du devenir révolutionnaire des masses et, par là, de son organisation, tout comme la considération théorique et pratique de la conjoncture. « La révolution doit éclater dans un temps donné ; elle peut éclater chaque jour », écrit Engels à Vera Zassoulitch, le 23 avril 1885 [22].

Autrement dit, prise entre nécessité et possibilité, la révolution semble tenir à une étincelle, encore faut-il s’en saisir et se préparer à le faire : « Nous ne savons pas et nous ne pouvons savoir quelle étincelle – dans cette masse d’étincelles qui jaillissent maintenant de partout dans tous les pays, sous l’influence de la crise économique et politique mondiale – pourra allumer l’incendie c’est-à-dire provoquer un éveil particulier des masses. Aussi devons-nous avec nos nouveaux principes, les principes communistes, nous mettre à "préparer" tous les terrains, même les plus anciens, les plus croupissants et les plus stériles en apparence, sinon nous ne seront pas à la hauteur de notre tâche, nous serons exclusifs, nous ne saurons pas utiliser toutes les armes, nous ne nous préparerons ni à la victoire sur la bourgeoisie (qui a organisé – et maintenant désorganisé – tous les aspects de la vie sociale sur le mode bourgeois) ni à la future réorganisation communiste de la vie tout entière, après cette victoire » [23].