Marx aujourd’hui : quelles révolutions pour quelles démocraties ?
Université Populaire, Toulouse, Le Bijou, 30 mars 2011 - Avec Fayçal Touati - Emmanuel Barot
Article mis en ligne le 25 mai 2011
dernière modification le 31 mai 2011

Une contribution d’ Emmanuel Barot

Les soulèvements d’Afrique du nord viennent de réveiller à une échelle plurinationale ce que pendant trente ans on nous a dit révolu, du passé et dépassé, dangereux ou irresponsable : le fait que la conquête de la démocratie passe par des révolutions qui imposent parfois que les peuples s’arment et soient prêts à se servir de leurs armes. Mais que faut-il entendre ici par démocratie, par révolution ici ? Et en quoi Marx peut-il ou doit-il aujourd’hui servir de référent ?

I. Révolution politique et révolution sociale,
démocratie bourgeoise et démocratie prolétarienne

En 1843 dans La question juive, Marx distingue deux types de révolutions : la révolution politique, conquête populaire des libertés civiles et politiques contre un arbitraire autocratique ou oligarchique fondé sur la segmentation hiérarchique de la société en classes, castes ou ordres inégaux. Typiquement 1789 fut de ce type, de même que viennent de l’être celles de Tunisie et d’Egypte. Mais révolution politique et abolition de l’exploitation et de l’oppression ne sont pas synonymes : cette abolition, c’est ce dont la révolution sociale se charge disait Marx, laquelle accomplit l’œuvre seulement commencée par la première, abolissant les classes, donc la domination de classes en abattant son fondement, la propriété privée des moyens de production, c’est-à-dire des moyens sociaux de la production et de la reproduction des conditions de l’existence quotidienne, individuelle comme collective.
A cela fait immédiatement écho une seconde distinction : bien des courants, marxistes notamment, ont souvent opposé la démocratie « formelle » limitée, pour parler du fruit de la révolution « politique », de la démocratie représentative, parlementaire, parfaitement adaptée au régime capitaliste, à la démocratie réelle complète, celle qui justement résulte de la révolution « sociale » et qui a dépassé, en même temps que les classes et la propriété privée, d’une part la césure existant entre économie et politique, d’autre part et corrélativement, en chacune de ces deux sphères traditionnellement séparées, la division hiérarchique, despotique, du travail, entre les concepteurs et les exécutants, les savants et les ignorants, les experts et les masses, etc. Pour Marx, la Commune de 1871 a été la première esquisse historique d’une telle démocratie réelle, de l’autogouvernement effectif du peuple en armes, des producteurs librement associés.
Une remarque s’impose. Certes la démocratie bourgeoise mystifie à plein l’antagonisme du bourgeois et du prolétaire en en faisant des citoyens libres et des égaux en droit, contournant soigneusement les voies par lesquelles cette égalité pourrait devenir une égalité de fait. Pourtant elle n’est pas purement « formelle » : un état de droit républicain, même si le suffrage universel et le pluralisme des élections libres servent avant tout de moyen de légitimation de la reproduction d’un même type d’oligarchie, même s’il est avant tout un état de droit oligarchique, n’est pas une dictature fasciste ou un état de non-droit. Marx et Engels, Lénine aussi, ont toujours insisté sur le fait que les libertés républicaines constituaient un moyen majeur d’organisation du prolétariat et d’extension des conditions de la révolution communiste. En résumé la révolution et la démocratie « politiques » sont un moyen substantiel en vue de la révolution et de la démocratie « sociales », mais ne sont bien qu’un moyen, et pas une fin en soi. La thèse de la révolution permanente, d’un continuum du procès révolutionnaire par nature internationaliste, qui s’attache à Trotsky, prolonge tout naturellement cette idée déjà très marquée chez Marx. Elle garde aujourd’hui au moins toute sa puissance critique, sa négativité, parce qu’elle permet de maintenir vif un sens des fins, un sens des buts (i) irréductibles non seulement à l’ordre établi, mais aussi (ii) aux « Evénements » qui, temporairement ou avec une certaine indétermination, ébranlent ici ou là cet ordre établi.
L’Egypte, la Tunisie, etc., sont encore des pays capitalistes : l’exploitation, aux formes aussi variées et modernes soient-elles, y reste le mode de reproduction principal de la société et de son agent dominant, le capital. Les peuples qui se révoltent ne sont jamais ces entités homogènes que l’on croit, et il est bien évident qu’au sein des peuples de ces pays bon nombre de couches de la « société civile » ou de fractions de classes sont parfaitement lucides sur la nature ambivalente, profondément libératrice et à la fois incomplète et limitée, de leurs révolutions.

II. Marx aujourd’hui :
nécessité d’un front unitaire et révolutionnaire

L’heure est à reconstituer une théorie et une pratique adaptées de la révolution sociale complète, de cette « révolution communiste » dont l’histoire n’est pas soluble dans celle, emblématique, du stalinisme. Or affirmer que l’histoire du communisme est encore en cours, c’est s’imposer de ré-aborder certaines grosses questions :
 Si l’on admet que le capitalisme reste le principe fondamental des contradictions destructives qui affectent la planète, abolir le capitalisme peut-il, même abstraitement, suffire à détruire tous les foyers des pathologies ou des contradictions sociales que nous subissons (du psychologique à l’écologique inclus) ?
 Toutes les formes d’aliénation et de dépossession, si elles peuvent s’articuler à l’exploitation et au gaspillage de la force de travail, y sont-elles réductibles ?
 Si l’on s’accorde sur la centralité du capitalisme dans l’écheveau des facteurs de contradictions et de destruction qui grèvent la société, « l’anticapitalisme » peut-il suffire à constituer un mot d’ordre à la fois pertinent, adapté, et mobilisateur ? Répondre négativement, c’est alors se demander :
 Quelles fins, quels buts peuvent ou doivent être brandis, au nom desquelles seulement l’anticapitalisme peut redevenir révolutionnaire ?
 Et sur cette base, quelle stratégie et quelles tactiques, sont alors possibles et nécessaires, dans un marché mondial où le capital a plusieurs temps d’avance sur le travail en matière d’organisation et d’autovalorisation ?
Les forces de résistance potentielles sont si disparates, et si hétérogènes, en raison de ce « développement inégal et combiné » disait Trotsky, que les asymétries croissantes qui affectent les vies des peuples et de leurs prolétariats semblent devoir rendre improbables toute unité internationale de masse. Difficulté que l’on peut aisément mesurer au fait que dans un seul et même pays, il est déjà bien difficile, pour des tas de raisons, de pouvoir constituer un front de lutte qui soit d’une part un front unitaire, mais aussi et surtout, un front révolutionnaire, et encore plus, un front qui intègre comme paramètre incontournable la nécessité de se doter des moyens d’empêcher les oppresseurs d’opprimer. Pourtant l’heure est bien à la constitution d’un tel front, ce qui impose de revenir sur certains fondamentaux qui avaient déjà polarisé les œuvres de Marx et, notamment, nourri les différentes facettes de son concept de communisme.

III. Le « communisme » et
le retour à quelques fondamentaux

a. Le pour(-)quoi

Les grandes lignes du concept de communisme sont connues : abolir l’exploitation et la misère multiforme qu’elle engendre, instaurer la propriété collective, le contrôle et la planification collectifs des moyens de production et de répartition des ressources. Tel est le préalable nécessaire. Mais cela ne constitue pas la condition suffisante. Son accomplissement implique la généralisation de modes d’existence, de formes de subjectivité progressivement dégagés de tout reste de concurrence interindividuelle, et corrélativement, ouvre par définition à un état social, le « règne de la liberté » dont il est impossible de préjuger à l’avance de tout ce qu’il serait capable de produire. Mais surtout, la question reste : qui, et comment, peut être l’agent de cette émancipation réelle ?

b. Le comment

Marx n’a jamais béatifié la « démocratie directe » : même si elle reste le modèle de la démocratie réelle, l’organisation à grande échelle de la lutte et de la société impose, d’une part, des formes de représentation (par exemple les délégués sous contrôle des bases avec mandats impératifs). Mais d’autre part, plus généralement, toute son œuvre est marqué par la tension inévitable entre la tendance planificatrice et la tendance autogestionnaire, tension s’exprimant par la nécessité d’une certaine organisation de l’autorité. Comment unifier ce qui est dispersé sinon par des actions concertées, des procédures homogènes élaborées par rapport à des buts communs (de production, écologiques, sanitaires, etc.), mais de sorte que cette « centralisation » ne prenne pas la forme pyramidale des hiérarchies antérieures ? Comment éviter autant la dispersion, qu’un axe purement autogestionnaire, aussi fédéraliste soit-il, peut naturellement induire, que la captation bureaucratique, ce à quoi le « centralisme démocratique a bien souvent conduit par le passé ?
Marx et Engels militaient en 1848 dans le Manifeste pour la « constitution du prolétariat en classe dominante », mais sans détailler le rapport à l’Etat que cela impliquait. Quelques années plus tard, dans le 18 Brumaire de 1852 en particulier, Marx a clarifié cela : il faut détruire, briser autant l’Etat bourgeois que l’économie bourgeoise, et c’est cette double destruction qui est au cœur de son concept de « dictature révolutionnaire du prolétariat », forme politique et stratégique de la transition révolutionnaire que Lénine a théorisé en détail par la suite. Le terme « Dictature » désignait la nécessité d’opprimer temporairement les oppresseurs : « Je ne connais rien de plus autoritaire qu’une révolution » disait Marx, puisque, les armes à la main, une volonté s’organise pour s’imposer à une autre.
Le XXe a nous le savons transformé cette oppression des oppresseurs en oppression de toute la société (en URSS, nommément), la dictature du prolétariat en dictature sur le prolétariat. Mais nous sommes aux XXIe, et sur ce point aussi, si le XXe n’a pas encore fini de nous administrer des leçons de lucidité, l’histoire violente du capitalisme, donc aussi l’histoire de son Autre, le communisme, ne se sont pas arrêtées et méritent grandement que l’on prenne à bras le corps la question de la violence révolutionnaire hors de toute morale, mais aussi sans la confiner dans le politique, afin de bien prendre toute sa mesure pleinement sociale.

c. Le qui : de quoi le « prolétariat » peut-il aujourd’hui être le nom ?

« Prolétariat » ? On a beaucoup glosé depuis trente ans sur la disparition du prolétariat. La métaphysique du Sujet de l’émancipation s’est transmuée en métaphysique de sa disparition, disparition justifiant l’abandon direct ou crypté de l’ambition révolutionnaire elle-même. Les temps ne sont plus les mêmes, et la question est bien de sortir autant de la première que de la seconde métaphysique.
Le discours en termes de « classes », que ce soit au niveau sociologique des conditions d’existence ou au niveau économique de la position par rapport à la propriété privée et à la nécessité ou non de vivre sans vendre sa force de travail, est certes devenu délicat à manier sous l’effet de la « moyennisation » des classes depuis plusieurs décennies. Certes notre période est à une reprolétarisation voire une sous-prolétarisation tendancielles, des populations du capitalisme avancé (sans parler, évidemment, du reste de la planète), et ce discours retrouve petit à petit une certaine légitimité. Mais il ne suffit pas à identifier une position qui serait suffisante pour formuler une véritable stratégie de front. Et pourtant de simples mots d’ordre interclassistes sont absolument insuffisants, et même le plus souvent mystificateurs.
La chose n‘est pas nouvelle : jamais Marx ni Engels ne se sont référés à un « prolétariat » parfaitement homogène pour penser le procès révolutionnaire. Ils ont toujours affirmé clairement que le prolétariat était pour une bonne part le produit de la dissolution des « classes moyennes », des « couches intermédiaires », de la « petite-bourgeoisie », bref, le produit d’une radicalisation des tensions sociales. La conséquence, importante, est que les notions de prolétariat, bourgeoisie, petite-bourgeoisie, sous-prolétariat, précaires, etc. sont relatives les unes aux autres, et ne peuvent être considérées comme des cadres figés. La définition de ce qu’est une « classe » est nécessairement dynamique parce que l’existence concrète des classes est le fruit d’un processus permanent de division sociale.
Cette division sociale, bien évidemment, produit autant de conflits contre le capital qu’elle ne produit de désunion chez ceux qui subissent sa dictature, et dépasser cette désunion non pas simplement avec des mots d’ordre formellement convergents, mais avec des lignes et des objectifs radicaux partagés, constitue tout le problème. Marx disait que quand la théorie s’empare des masses, c’est-à-dire lorsque les masses s’emparent d’elle, elle devient une force matérielle, révolutionnaire, contribuant à faire advenir cette unité et cette radicalité des luttes qui ont la fâcheuse habitude, en général, d’être inversement proportionnelles l’une à l’autre, toute radicalisation semblant destinée à faire perdre des alliés.
Lénine s’est posé le même genre de questions. D’abord, il le disait dans Que faire ?, pas de pratique révolutionnaire sans théorie révolutionnaire, et réciproquement. Pour les nourrir et les conjoindre d’un même mouvement, il milita d’abord (en 1902 notamment) pour une avant-garde de révolutionnaires professionnels, mais en vint ensuite en 1917 dans L’Etat et la révolution à penser le procès révolutionnaire comme une nécessaire synthèse, au nom même de l’idée de pouvoir des soviets, entre le peuple des prolétaires dans sa grande diversité et les habitués de l’engagement militant. Autrement dit, c’est avec Lénine même que l’on peut dire que le sujet de la révolution est par définition un hybride politique.
On peut en tirer, un siècle après, une leçon forte : une théorie révolutionnaire au XXIe siècle n’a pas besoin d’un « Sujet » politico-historique parfaitement ou pseudo homogène. Mais cela ne veut pas dire que ce terme de « prolétariat » soit dépassé, bien au contraire, la question est-il de savoir de quelle hybridité aujourd’hui il peut être le nom. Negri et d’autres parlent de « multitudes » et de « pauvres », Rancière parle des « sans-parts », d’autres invoquent le « mouvement social », parfois « les gens », ou encore prônent un retour au « peuple », la plupart entérinant, consciemment ou non, l’idée que brandir un drapeau unitaire avec une certaine intransigeance est par définition dogmatique ou obsolète.

IV. Les fins et leurs conditions,
les deux visages du communisme

C’est là qu’il faut se remettre à l’esprit l’ambivalence des « deux visages du communisme » qui se dessinent dans l’œuvre de Marx, ceux de la dialectique conditions/praxis déjà évoqués : (i) le communisme est le but, la société sans classes d’individus librement associés organisant leur existence commune de façon rationnelle (Manifeste, Capital). Mais contre les utopistes, il a toujours répété que (ii) le communisme n’était pas un « idéal à réaliser » mais « le mouvement réel qui abolit l’état actuel » : communisme-fin d’un côté, communisme-mouvement de l’autre, constituent les deux pôles encadrant l’entre-deux théorique et politique de l’agir révolutionnaire. Agir à la fois sous tension et caractérisé par une contingence essentielle derrière les pesanteurs de l’histoire, contingence qui rappelle que cette histoire reste la nôtre et n’est pas écrite d’avance, sauf si on la laisse aux habituels vainqueurs.
Bien hardi celui qui se permet de préjuger par avance de l’histoire à venir, et de la façon précise dont la lutte des classes pourrait être menée à son terme par ces « masses » qu’on prétend toujours passives et ignorantes : un procès révolutionnaire n’est jamais la concrétisation de fins préalablement, abstraitement établies, c’est justement la production simultanée de ces fins et de leurs conditions. De même chercher une définition définitive et a priori du « sujet révolutionnaire » est aussi une façon de présumer, de préjuger du procès révolutionnaire en le figeant dans une figure plus ou moins mythique. L’équilibre à trouver se trouvera dans la pratique, il restera nécessairement mouvant, et devra en permanence faire négocier la fermeté théorico-politique, issue de la conscience des Ennemis qu’il y a à combattre et de ceux qui n’ont que leurs chaînes à perdre en les combattant, et la souplesse stratégique issue de l’indétermination produite au cœur des luttes par le fait que ces chaînes parfois dorées opacifient toujours les antagonismes.

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En résumé, le pour-quoi, le comment et le qui de la révolution sociale s’affineront ensemble d’un seul et même mouvement dont les contours et les modalités précises ne peuvent être prédéterminés d’avance. On sait juste que ce mouvement sera un mouvement total : même si le communisme révolutionnaire ne peut évidemment pas tout régler tout de suite, il doit commencer à tout régler tout de suite.
Marcuse dans La fin de l’utopie a une formule qui résumera bien l’esprit de l’ensemble :

« … si l’on veut construire une maison à la place d’une prison, il faut d’abord démolir la prison, sinon on ne peut même pas commencer à construire la maison. Vous avez raison de dire : au moins faut-il savoir qu’on veut mettre une maison à la place de la prison. Eh bien, c’est cela, précisément, que nous entendons. Mais pour commencer à démolir la prison, il n’est pas indispensable d’avoir déjà le plan détaillé de la maison, pourvu qu’on ait l’intention et la force de mettre une maison à la place de la prison, et qu’on sache – et je crois que c’est déterminant – de quoi doit avoir l’air une maison décente ; sur les détails, on pourra s’entendre plus tard. »

Reconstruire un front unitaire de transition révolutionnaire aujourd’hui n’a rien de facile, Lénine rappelait que c’est dans les périodes non-révolutionnaires, bien sûr dominantes, que le travail révolutionnaire est le plus difficile et le plus ingrat. Mais il rappelait aussi que ça le rendait d’autant plus indispensable. C’est ce travail collectif de fond, patient mais résolu, qu’il faut mener et élargir aujourd’hui.